Une chronique politique sans parti pris

Au royaume des borgnes, les myopes sont rois

 

Il existe deux façons classiques de déraisonner, celles de la droite et de la gauche. Il est à peine besoin de les décrire : la première est pour le marché et contre l’Etat, pour les riches et contre les pauvres, pour la religion et contre la libre pensée, pour l’armée et contre l’objection de conscience, pour les hommes et contre les femmes, pour la peau blanche et contre toutes les autres couleurs, pour le citoyen de souche et contre le requérant d’asile. Et la seconde déraisonne à l’inverse. Dès qu’un projet touche à un de ces mythes, machinalement les uns sont pour et les autres sont contre. C’est une politique réflexe, qui engage moins la raison que l’affectivité.

Il existe aussi des partis, qui se disent du centre. Ils ne sont ni pour, ni contre quoi que ce soit, bien au contraire. Dans ce parti-pris d’objection de la contradiction, les Vaudois se présentent comme experts. De peur de mal penser, ils s’efforcent de ne pas penser du tout, sans toujours y réussir. Mais c’est tout de même bien essayé et méritoire.

Entre vérité et mensonge, il y a les partis qui s’affichent de centre-droit, ce qui ne veut rien dire. Ils sont peuplés de militants qui ne se veulent pas de droite car ils sont sensibles au ridicule de la politique réflexe. Ils font donc semblant d’être raisonnable, jusqu’à ce qu’ils votent  automatiquement avec la droite.

A l’ordinaire, les gens de droite pensent que les gens de gauche sont de mauvaise foi. Et vice versa. Ni les uns, ni les autres n’imaginent que l’on puisse penser autrement qu’eux. Ils sont tellement persuadés d’avoir seul raison que forcément les autres déraisonnent : ils doivent être affligés d’un défaut inné, d’une déficience cérébrale : car quand on voit ce que l’on voit et que l’on sait ce que l’on sait, il n’est pas possible de prendre un autre parti que le nôtre.

Charles Péguy avait bien déchiffré ce jeu : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. »

Parfois, au grand effroi des militants, l’extrême de la droite se met à penser (si l’on ose dire) comme l’extrême de la gauche : c’est ce qui s’est passé dans la rupture des relations avec l’UE, l’affaire des pensions ou jadis le refus des OGM. Les commentateurs scandalisés parlent d’une « alliance contre nature », ce qui ne veut rien dire. Si les extrêmes se retrouvent, cela doit être parce qu’ils ont une nature en commun : précisément le déni de réalité. Chacun oblitère une partie du réel. Ce n’est la même partie pour les deux extrêmes, mais c’est la même aberration. Les uns ferment l’œil droit et les autres l’œil gauche ce qui définit une catégorie simple de borgnes politiques.

Ces considérations s’appliquent pratiquement à toutes les démocraties. Le Parlement anglais, origine de toutes est organisé comme une partie de football : les députés ne sont pas dans un hémicycle mais sur deux travées face à face. Tantôt les uns gouvernent et tantôt les autres. C’est le régime de l’alternance.

En Suisse, c’est le contraire : on se gouverne par concordance, tous les partis se retrouvent dans les exécutifs, communal, cantonal et fédéral. En mettant ensemble des gens qui déraisonnent de façons diverses, on les oblige à raisonner simultanément. C’est une tellement bonne idée qu’elle a de la peine à franchir nos frontières et qu’elle bénéficie à la Suisse de façon exemplaire. La réunion des deux espèces de borgnes donne une vision complète de la réalité.

Le système n’est pas infaillible car il reste humain. Parfois une majorité de rencontre fausse le jeu. Un Conseil fédéral avec quatre droitiers impose parfois des décisions déraisonnables comme la fâcherie avec l’UE. En sens inverse, Conseil d’Etat vaudois avec une majorité de gauche commet les erreurs symétriques comme on pouvait s’y attendre avec la réforme de l’orthographe. On observera avec intérêt la mutation du PDC et du PBD dans un parti qui se nomme même tout bonnement Le Centre. Tout un programme. Ce ne sera pas simple de fonctionner comme le parti de la raison. Car est-ce que la raison attirera les suffrages?

 

 

 

 

 

Quitter la version mobile