Une chronique politique sans parti pris

Le déficit historique de l’UE

 

La Suisse est viscéralement insoluble dans l’UE. Pourquoi précisément ?

Ce ne sont ni la maladresse supposée des négociateurs envoyés à Bruxelles, ni la zizanie au sein du Conseil fédéral, ni l’importance des points encore litigieux, ni les inconvénients d’une rupture des relations bilatérales : ce n’est rien d’aussi concret. Cela se situe sur un autre plan, celui de l’impalpable et de l’indicible. Ce que les analystes politiques appellent « le récit », c’est -à-dire l’image que projette une construction politique aussi bien à l’interne qu’à l’extérieur.

Il existe un récit de la Suisse, majestueux, poignant, merveilleux. Quelques vallées alpestres se sont extirpées du carcan féodal en ouvrant un espace de liberté et de démocratie. Ce ne fut pas parfait, il y eut des conflits, cela prit beaucoup de temps. Mais au bout de sept siècles, c’est devenu une réalité. Il a fallu se débarrasser des Habsbourg, vaincre Charles le Téméraire, composer avec Napoléon, neutraliser Hitler.  Quelle épopée, quel récit, tellement analogue au mythe de David terrassant Goliath !

Il n’existe pas de récit de l’UE, car elle est trop récente. Les tentatives antérieures d’unifier le continent ont toujours échoué. Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon, Hitler parce qu’ils l’ont tenté par la force au bénéfice d’un pays particulier. Au contraire, l’UE s’est voulue au départ pragmatique, orientée vers l’économie plutôt que la politique, renonçant de ce fait aux grands emportements passionnels. Pour la première fois une Europe pacifique au service des peuples et non des généraux. Une Europe des capitaines d’industrie plutôt que des chefs de guerre. Par définition, cela n’engendre pas un « récit », mais une comptabilité.

Au bénéfice d’un récit grandiose, le citoyen suisse ne peut se sentir attiré vers ce grand pays en devenir, qui est forcément démuni d’un récit en train de s’écrire. Pour que celui-ci soit inspirant, il vaut mieux qu’il s’enracine dans un passé suffisamment lointain pour que les brumes de la légende embellissent la réalité historique. Les événements mythiques décrit par la légende de Guillaume Tell et le serment du Grütli expriment un événement authentique, la naissance de la Confédération, dans un récit imagé, mais d’autant plus prenant.

Par leurs récits, les mythes décèlent et dévoilent le sens de l’existence des hommes. Seul l’’imaginaire peut faire pressentir l’impensable, l’inaccessible, le transcendant, dans la mesure où il relie l’invisible au vécu le plus ordinaire, afin que le monde de tous les jours devienne transparent. C’est dans ce mélange de réalité et de fiction que résident à la fois l’utilité et l’ambiguïté du mythe : alors que certains n’y verront qu’une fiction dénuée d’intérêt, pour d’autres il représente à la fois un témoignage et un message subconscient. Les mythes sont donc indispensables dans la stricte mesure où ils sont compris comme tels. Ils deviennent funestes si on les détériore en prétendues perceptions de la réalité.

Telle est la dérive des partis populistes. « America First » de Donald Trump a inspiré une politique brouillonne, directement nuisible aux intérêts bien compris du pays. On peut dire la même chose de la Turquie d’Erdogan, de la Hongrie d’Orban, du Brésil de Bolsonaro., du Brexit de Johnson. On pourrait dire la même chose d’une France gouvernée par Marine Le Pen en fonction d’obsessions sécuritaires. Ce n’est pas un hasard que l’hostilité à l’égard de l’UE soit en Suisse incarnée par  Blocher, collectionneur de Anker. Gouverner en ce siècle signifie tenir les mythes à distance, des sources d’inspiration, pas des programmes politiques.

L’UE construit son récit en pratiquant une politique tournée vers l’avenir. Le plan de relance massif de l’économie, Next Generation EU, (mille milliards d’euros!) est un outil pour forger une conscience commune : les Etats doivent présenter leur plan particulier en se pliant à des critères de transition écologique, de révolution numérique, de formation et d’éducation. Sur ce dernier point, le programme Horizon Europe prévoit un budget de 95 milliards d’euros. L’expérience des vaccins conçus en UE mais distribués tardivement et précairement a démontré le rôle crucial non seulement de la recherche en soi, mais de son insertion dans une gouvernance forte. Si la négociation avec la Suisse échoue définitivement, celle-ci en sera exclue. Au bénéfice de sa mythologie séculaire, elle n’entrera pas dans le siècle qui vient.

L’historien néerlandais van Middelaar a posé un juste diagnostice sur ce rapport entre réalité et mythe : « Une stratégie qui ne s’appuie pas sur un récit n’en est pas une. Les récits recèlent une propre puissance créatrice et performative. Ils peuvent devenir vrais ». Il n’y pas encore un mythe européen susceptible de créer un élan dépassant les égoïsmes nationalistes. Comme la Suisse bénéficie d’un récit plus riche, plus humaniste, plus consensuel, totalement démuni d’impérialisme, que n’importe lequel de ses voisins, ses citoyens ne sentent pas attiré par un continent qui essaie laborieusement de les rejoindre.

Cela signifie-t-il que l’immobilisme, le singularisme, le repli helvétique soient de bonne guerre ? Le récit de la Suisse est une anticipation du récit que l’UE tente d’élaborer. Ce pays est le cœur géographique et spirituel du continent. L’UE deviendra un véritable pays si elle comprend le fédéralisme, la concordance des exécutifs, la milice, la démocrate directe. En un mot si son récit rejoignait celui qui fut inauguré en 1307 sur une prairie historique selon la légende.

La Suisse doit cesser de se demander ce que l’UE peut faire pour elle, mais ce qu’elle peut faire pour l’UE. Rien moins que la créer !

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