Une chronique politique sans parti pris

La relégation de la Suisse

 

L’UE a refusé  un rendez-vous à la secrétaire d’Etat suisse, Martina Mirayama, pour discuter de la participation de la Suisse au programme de recherche Horizon Européen. Il en sera ainsi jusqu’à ce que le Conseil fédéral signe l’accord cadre que l’UE réclame depuis dix ans. Or, cet accord a peu de chance de passer devant le parlement, voire l’opinion publique. Dès lors l’avenir de la science suisse est frappé d’un handicap sérieux.

D’aucuns iront jusqu’à s’en réjouir car tout ce qui nous met à part du continent est considéré comme positif parce que conforme à un supposé génie helvétique. Beaucoup aussi demeureront indifférents car ce n’est pas leur affaire. Une partie de l’opinion publique suisse s’imagine encore que des universités et des laboratoires industriels, peuplés principalement de nationaux, seraient viables, avec peut-être une dose homéopathique d’étrangers dûment intégrés. Or, sur une population de huit millions d’habitants, il n’y a qu’une fraction insuffisante de jeunes capables et motivés pour faire de la recherche. C’est en recrutant dans le vaste monde que les Etats-Unis ont réussi à se hisser dans leur position actuelle. Le passeport d’un candidat n’a aucune importance ; il faut recruter le meilleur dans sa branche.

La science est devenue un marché comme un autre, dont la monnaie est le cerveau. Cela date de la seconde guerre mondiale, qui a engendré l’informatique, le nucléaire et le spatial. Un peu plus tard Crick a lancé la génétique. Ces quatre domaines font encore l’essentiel de la recherche en sciences naturelles. Alors que l’enjeu traditionnel de la science était le savoir pur, désintéressé, voire ludique, cet enjeu est devenu la puissance politique par l’économie de pointe. On peut le déplorer, mais on ne peut l’ignorer. On n’est plus dans un club académique avec des gentilhommes, mais à une table de négociation avec des boutiquiers. Les Etats-Unis se sont imposés durent le dernier demi-siècle comme le foyer principal de la recherche et donc la puissance mondiale dominante, par suite d’une lourde faute de l’Europe dans les années 1930 : l’expulsion totalement irrationnelle des savants juifs, si nombreux, si talentueux, qui ont traversé l’Atlantique. A commencer par Einstein, Fermi et von Neuman, rejoint plus tard par von Braun pour une toute autre raison.

La prospérité d’un pays dépend ainsi de plus en plus du brain gain qu’il peut réaliser au détriment du brain drain des autres pays. Vers la fin du siècle précédent, l’Europe a finalement compris quelle était devenue l’origine première du pouvoir. C’est la genèse des programmes scientifiques comme Erasmus et  Horizon 2020, lancés par l’UE pour transformer le continent en un espace unique de la science et de la technique. Les Etats-Unis ont réussi parce que c’est un espace de 327 millions d’habitants. L’UE peut réussir car elle en comporte 500 millions. La Suisse isolée n’en compte que huit.

Il n’y a qu’une seule science et un seul marché planétaire pour le personnel scientifique de haut niveau. Il se dirige spontanément là où il sera le mieux accueilli et où il trouvera les meilleures conditions de travail. Il n’est pas attaché à son pays d’origine, si celui-ci ne lui permet pas de pratiquer son métier, qui est aussi une passion. De ces conditions du travail scientifique dépendent en dernière analyse la prospérité d’un pays.

La grande affaire de la Confédération est le rapport avec l’UE. Pas question d’y adhérer bien entendu, alors que ce serait la solution la plus simple et la plus efficace. Par suite de la volonté populaire la Suisse se situe donc délibérément en dehors de ce vaste espace scientifique. Elle y a été longtemps invitée à titre exceptionnel, jouissant des mêmes droits que si elle se trouvait dans l’UE. Par suite de la votation de février 2014 et du Brexit, l’UE ne veut plus donner à la Suisse un statut privilégié, pour ne pas devoir faire de même avec la Grande-Bretagne.

L’UE peut se passer de la Suisse, mais l’inverse n’est pas vrai. On pourra se plaindre de la dureté de notre partenaire, mais cela ne servira à rien. Comme la science est maintenant le préalable à l’économie, les relations sont devenues sans pitié. Tout ce que l’UE peut nous soustraire, chercheurs et crédits, devient son bénéfice. Par suite de la votation de février 2014, la Suisse a perdu une partie des subsides dont elle aurait bénéficié si la votation populaire n’avait pas appuyé le refus de la libre circulation. On connait maintenant la note, qui s’élève à près d’un milliard et demi qui nous revenait en subsides au-delà de notre cotisation.

Durant les années 70 et 80, lors des colloques qui se tenaient dans le monde libre, les pays communistes brillaient par leur absence. Quelques rares délégués hongrois ou polonais, jamais aucun de l’Allemagne de l’Est, un seul représentant de l’URSS en mission commandée pour collecter des informations, probablement mises stupidement sous secret dès sa rentrée. Cette politique de fermeture mena à l’asphyxie la science russe issue pourtant d’une longue tradition. Elle entraina un retard technique et une stagnation économique et finalement la chute de l’empire soviétique, miné par ses contradictions.

La Chine communiste suivit une voie inverse. A la même période elle envoyait des stagiaires à l’étranger. Ce n’étaient pas tous des espions : certains travaillaient sérieusement dans leur domaine et bénéficiaient de la convivialité de leurs collègues suisses. Rentrés en Chine, ils furent promus à des postes de responsabilité scientifique et technique. Le démarrage de la Chine actuelle a ainsi été préparé de longue date, de façon intelligente par un peuple, qui en a compris les règles imprescriptibles : pas de science, pas de technique, pas de culture sans une ouverture maximale. A la fin du Moyen-Age, la Chine était plus avancée que l’Europe et elle stagna par la politique de fermeture de certains empereurs. Elle a retenu cette leçon.

Telles sont les règles obligatoires du jeu scientifique. En 2014, l’UE retira déjà à la Suisse la participation à Erasmus et à Horizon 2020. C’était une mise en garde que comprirent instantanément tous les initiés. Sans une participation pleine et entière à la science de l’Europe voisine, la Suisse s’étiolerait et perdrait sa supériorité. Il s’ensuivrait un affaiblissement de l’industrie de pointe, une stagnation économique et un appauvrissement du pays. On peut déplorer cette forme de chantage de l’UE, mais elle fait partie des règles d’une négociation. Le plus fort peut dicter sa conduite à l’autre. Il ne sert à rien de pleurnicher, il faut tenir compte de cette réalité. On ne nous fera pas de cadeaux. Nous sommes vraiment engagés dans une compétition.

 

 

 

 

 

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