Une chronique politique sans parti pris

La technique du moratoire perpétuel

Le Conseil fédéral souhaite prolonger de quatre ans le moratoire sur les cultures d’organismes génétiquement modifiés (OGM) à des fins agricoles alors qu’elle n’est autorisée actuellement qu’en recherche. Ce moratoire sur l’utilisation dans l’agriculture est en vigueur depuis l’acceptation d’une initiative populaire en 2005, qui empêche l’application de la loi votée par le parlement en 2004. Il a été prolongé trois fois et arrivera à échéance en décembre 2021. Le Conseil fédéral demande une nouvelle prolongation, jusqu’à fin 2025. Il n’a pas d’autre choix. La mise en vigueur de la loi serait mise en échec par son refus en votation populaire sur base d’une nouvelle initiative. Le peuple n’en veut pas. Le gouvernement doit s’incliner. Le souverain a décidé parce que tel est son bon plaisir.

L’argument invoqué est simple : ni les agriculteurs ni les consommateurs ne demandent des produits OGM. Aucune grande surface ne se risquera à proposer des produits étiquetés, comme l’exige la loi, « aliments génétiquement modifiés », car non seulement ils ne se vendraient pas, mais la réputation de l’enseigne serait irrémédiablement endommagée. Ce refus massif se limite à l’Europe et à l’alimentation. Ni en Amérique, ni en Asie, l’utilisation d’OGM en agriculture n’a suscité cette levée de bouclier. Les applications médicales n’ont nulle part fait l’ombre d’une réserve éthique, même dans l’opinion publique. On injecte donc de l’insuline OGM mais on interdit de manger du maïs OGM.

Bien plus qu’un problème technique, le génie génétique soulève une objection culturelle. Sous couvert d’un risque supposé et jamais matérialisé, se dissimule un problème essentiel : l’homme hésite au moment de toucher à la vie et de la modeler selon son besoin, car il usurpe la position de Créateur et devient totalement responsable de son destin. Que la personne soit croyante ou non en un Dieu personnel ne change rien à ce sentiment d’effroi devant la manipulation de la vie. Cependant depuis dix mille ans, la révolution néolithique, l’invention de l’élevage et de l’agriculture, les hommes se sont abondamment livrés à la création d’OGM, sans le savoir et donc s’en sentir coupable..

Dès son invention, l’agriculture sélectionna et croisa des plantes et des animaux en vue d’augmenter les rendements. Le blé, la vigne et la vache n’existent pas dans la nature. Les premiers paysans ont modifié plantes et animaux pour en tirer un meilleur parti. Ils ont observé dans un champ l’épi le plus lourd et utilisé ses graines pour semer la prochaine récolte. Ils ont gardé pour la reproduction les taureaux descendant de vaches bonnes laitières. Ils ont appris à greffer systématiquement les ceps de vigne.

En ce sens, il n’y a dans une ferme aucun animal ou aucun végétal, qui ne soit pas un OGM, au sens authentique du terme. Si on s’en était tenu à ce que la Nature nous offre, nous en serions toujours à la chasse et à la cueillette, c’est-dire que la Terre subviendrait médiocrement aux besoins de quelques millions d’individus. Sans OGM, l’espèce humaine ne peut survivre dans sa composition actuelle. En sens inverse, si l’on abandonne un élevage sans soin, les bêtes périssent, si des grains de maïs ou de blé sont semés au hasard, les plantes sont étouffées par les mauvaises herbes. Nous vivons en symbiose avec des animaux et des plantes dont nous ne pouvons nous passer pour nous nourrir et qui ne peuvent se passer de nous sans dépérir. L’élevage et l’agriculture sont deux vastes entreprises techniques, qui bouleversent non seulement le paysage mais qui ont aussi métamorphosé le vivant, la relation essentielle entre l’homme, les plantes et les animaux.

Dès lors en quoi ces OGM visé par la méfiance populaire des Européens sont-ils différents de ceux qui existent depuis des millénaires ? Selon la loi suisse : « Par organisme génétiquement modifié, on entend tout organisme dont le matériel génétique a subi une modification qui ne se produit pas naturellement, ni par multiplication, ni par recombinaison naturelle. » (Loi suisse sur le génie génétique, art5 al.2). Ces OGM sont produits en laboratoire par des méthodes qui sont à la fois naturelles puisque les semences sont modifiées par l’intermédiaire de virus et artificielles car les virus sont introduits par des moyens mécaniques. Ils sont porteurs du fragment d’ADN que l’on souhaite modifier, par exemple pour induire la résistance à la pyrale du maïs, un insecte ravageur.

Il n’est pas exclu qu’à la longue en observant bien un champ de maïs attaqué par la pyrale on découvre soudain un épi intact. Cela signifierait que le maïs a muté spontanément, parce que des virus vagabonds ont apporté le morceau d’ADN adéquat. En semant les grains de ce maïs, on arriverait au même résultat que par les techniques avancées, mais il faudrait avoir la patience d’attendre que la mutation désirée se produise spontanément, en espérant qu’elle se produise. La technique décrite et d’autres du même genre constituent une façon d’accélérer et d’orienter les mutations faites par la Nature selon des méthodes identiques. En un mot, il y a des OGM repérables dans la Nature qui les fabrique au hasard et des OGM fabriqués par les hommes. Ce que dit le moratoire, c’est que le hasard fait mieux les choses que la décision humaine. L’évolution doit fonctionner sans interférences volontaires : elle est mue par un dessein caché qui nous dépasse.

Ceci explique que l’on n’ait jamais découvert des effets nocifs pour la santé des consommateurs par l’absorption d’OGM, alors qu’ils sont distribués depuis un quart de siècle.  Ils ne sont pas différents des OGM naturels.

En revanche, l’utilisation de la technique OGM par certaines entreprises comme Monsanto a donné lieu a suffisamment d’abus pour inquiéter légitimement l’opinion publique. C’est pour parer à celle-ci que la loi a été élaborée au long d’un processus documenté par l’excellent film de Jean-Stéphane Bron, Le Génie Helvétique La technique des OGM n’est donc en rien pernicieuse en soi, mais elle peut le devenir par l’usage que l’on en fait. Mais n’en est-il pas de même pour l’informatique, le nucléaire, les transports aériens, la prescription d’antibiotiques, l’invention des plastiques ? On n’a jamais songé à les interdire mais à les réglementer pour en recueillir les avantages et éviter les inconvénients.

L’interdiction absolue de la technique OGM n’est pas une posture tenable : son utilisation doit être encadrée par une loi, qui existe d’ailleurs,  mais qui n’est pas appliquée depuis 2006 pour cause de moratoire. Celui-ci a été introduit par la volonté populaire à l’encontre du Conseil fédéral et du parlement, comme si ceux-ci légitimement élus et disposant des meilleures sources d’information étaient moins éclairés que l’opinion publique.

L’électorat suisse aurait dû être mieux instruit des réalités de la biologie et écarté des visions archaïques occultes, comme le créationnisme, une pensée plus répandue qu’on ne le croit. Cette tâche est prioritairement celle de l’école obligatoire : la biologie n’est pas seulement l’amalgame de la zoologie descriptive, de la botanique systématique et de l’anatomie humaine ; il faut descendre jusqu’au niveau de la biologie moléculaire Il faut trouver les méthodes et les images adaptées à chaque âge pour sortir de l’optique magique et accéder à celle de l’émerveillement réel devant un phénomène naturel, complexe et dynamique. En attendant l’accession à l’âge adulte de générations instruites en ce domaine, les décisions au niveau national furent prises en sombrant dans la pusillanimité, l’ignorantisme et une crainte d’autant plus forte qu’elle n’a aucun fondement.

Le génie génétique ne doit être ni le lieu du laisser-faire, ni celui du rien faire. C’est une porte ouverte sur le troisième millénaire. Il faut qu’elle soit ouverte ou fermée. On s’apprête à la refermer pour les cinq années à venir par suite de ce vaste mouvement de défiance populaire à l’égard de la science et de la technique qui se manifeste également à l’égard des vaccinations ou de la procréation médicalement assistée. On assiste à la résurgence d’un culte de la Nature déifiée selon le principe : tout ce que fait Nature est bon, sauf l’homme qui est une erreur. Par sa nature viciée il s’engage dans un processus de création proprement sacrilège.

La Suisse est à la fois un pays de haute technologie en chimie, en mécanique, en matériaux qui ne soulèvent (à tort) jamais aucunes inquiétudes et un pays qui a décidé de bannir une technique d’agronomie, par un réflexe d’idolâtrie de la Nature et d’ignorance du principe même de l’évolution. Célèbre pour ses vaches, elle rumine l’illusion que c’est Dieu lui-même qui les a créées, en même temps qu’Adam et Eve, le Léman et la Jungfrau, le chasselas et le gruyère.

 

 

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