Une chronique politique sans parti pris

Œdipe à Berne

 

L’antique cycle des mythes thébains constitue une source inépuisable d’interprétation de notre dramaturgie contemporaine. On se souvient qu’Œdipe, roi de Thèbes, fut confronté à une épidémie de peste, tout comme Alain Berset aujourd’hui. Le peuple superstitieux l’attribua jadis à une punition des dieux pour un crime épouvantable, le meurtre du précédent roi Laïos. Aujourd’hui personne ne prétend que le Covid aurait été envoyé par les dieux, puisqu’ils n’existent plus, alors qu’ils étaient tellement commodes pour expliquer l’inexplicable. Aucun prédicateur n’a non plus attribué l’épidémie au Dieu unique qui est bienveillant ; comme il ne l’a pas empêché, il se révèle impuissant ou indifférent. Il est donc remplacé par une nouvelle divinité, la Nature, dont la secte verte forme la chapelle.

Dans le mythe grec, Œdipe finit par découvrir qu’il est lui-même le meurtrier et il se punit de façon atroce. La peste s’arrête de ce fait. Le peuple a trouvé un bouc émissaire et l’a chassé de son trône. Certains supposent maintenant qu’Alain Berset aurait en quelque sorte offensé la Nature et des milieux influents de notre cité s’engagent pour le discréditer en allant jusqu’à exiger sa démission. Une pétition circule pour la levée des mesures de contraintes. Le conseiller national Roger Köppel appelle les restaurants à rouvrir malgré l’interdiction, à l’image de Donald Trump suscitant une émeute pour se maintenir au pouvoir.

L’épidémie n’a évidemment pas été déclenchée par Alain Berset, qui serait coupable d’on ne sait quoi. Il n’est même que le porte-parole de décisions prises par le Conseil fédéral, sous forme de confinements, de fermetures d’entreprises, de limites à la vie sociale. En réalité, si ces mesures n’avaient pas été prises, l’épidémie aurait été pire qu’elle ne l’est. Mais la contestation populiste ne veut pas le voir : au nom de la liberté elle pousse à abolir toute contrainte. Elle laisse entendre que la prétendue gestion d’Alain Berset, en fait celle du Conseil fédéral, serait en quelque sorte responsable de l’épidémie, en désignant un bouc émissaire qui doit renoncer au pouvoir et en laissant croire que cette démission arrêterait miraculeusement l’épidémie. Dans les esprits les plus bornés, du seul fait de son appartenance au PS, le ministre est en opposition avec la Nature qui se vengerait. Comme dans le mythe d’Œdipe, il faut à toute force trouver un coupable.

La Nature déifiée est une divinité aveugle. Elle gouverne la vie de toutes les espèces qui luttent chacune pour leur pérennité. Voici trois milliards d’années une pluie d’aérolithes a apporté sur la Terre naissante l’eau et les molécules organiques à partir desquelles la vie a pris naissance. Sans autre but que la multiplication de ces composés du carbone. Les virus en sont un composant rudimentaire, survivant en infestant les organes supérieurs. C’est tout. Il n’y a pas d’intention dans une épidémie mais le déroulement aléatoire et aveugle de réactions chimiques.

Le sacrifice d’un bouc émissaire n’y changerait rien. Un rite primitif ne fait que détourner l’attention de la réalité. C’est en exerçant notre raison, en encourageant la recherche, en produisant des vaccins, en les modifiant pour les adapter à la mutation perpétuelle du virus que nous pourrons peut-être l’éradiquer, pourvu que l’opération concerne toutes les populations de la planète. Une peste peut devenir une leçon d’humilité, de clairvoyance, de solidarité et même de repentir de certaines fautes.

Ces fautes ne sont pas les erreurs attribuées au débile pouvoir de la Berne fédérale, accusée de tout.  Elle n’a rien vu venir, elle a proclamé d’abord que les masques étaient nuisibles, puis les a rendus obligatoires, ; elle n’a pas acheté à temps les vaccins nécessaires ; elle panique devant la mutation inévitable du virus ; il ne lui reste plus qu’à abolir des libertés élémentaires. Sa bonne volonté n’égale que son incompétence. Elle est à l’image du peuple qui l’a élu.

Les vraies fautes proviennent de l’arrogance du véritable pouvoir, celui des magnats de la finance, de la mondialisation, de la surconsommation, de l’inégalité, de la croissance à tout prix. Asservis à ces diktats, manipulés par la publicité, décervelés par les réseaux sociaux, affolés de fake news, les citoyens vont donc voter incessamment sur des sujets impérieux : le port de la burka par trente résidentes, une carte d’identité électronique, l’importation d’huile de palme de l’Indonésie. Le seul objectif politique est le retour au statu quo ante. Il engendrera de nouvelles pestes.

Car, dans le cycle légendaire de Thèbes après l’élimination d’Œdipe ses deux fils, Etéocle et Polynice se tuent mutuellement dans un combat pour le pouvoir. Leur sœur Antigone est condamnée à mort parce qu’elle a tenté de les enterrer. Et ne persiste que le régent, Créon, incarnation du pouvoir pour le pouvoir.

 

 

 

 

 

 

Quitter la version mobile