Lorsqu’il est apparu à l’automne que des vaccins seraient disponibles, les commandes ont afflué auprès des entreprises qui ont assuré la bouche en cœur qu’elles seraient honorées. De même les instances officielles ont fait assaut de vertu pour affirmer que les livraisons se feraient en fonction des besoins et sans aucune surenchère. On ajoutait même que les pays les plus pauvres ne seraient pas privés et qu’on leur en fournirait gratis si besoin. L’UE, tout de même prudente, a fait spécifier que cela valait quelle que soit implantation des usines dans un pays ou une autre. Non seulement le monde développé avait réussi en un temps record à inventer des vaccins mais à les tester et s’apprêtait à les répartir selon les exigences de la plus haute vertu des peuples civilisés. Chine et Russie faisait bande à part et inventait, produisait et vaccinaient à tour de bras sans trop de scrupules en matière de test. On les regardait avec condescendance.
A l’arrivée, patatras, cette surenchère de vertu et d’altruisme s’effondre comme un décor de carton-pâte. On apprend qu’Israël a surenchéri, dispose des doses nécessaires et vaccine à tour de bras. : on vient même d’apprendre que cette campagne commence à produire ses fruits et que l’épidémie régresse. Et puis subitement, les trois producteurs en course pour les fournitures annoncent à l’UE et à la Suisse que les promesses ne pourront pas être tenues, que des problèmes simultanés de fourniture de réactif, de logistique ou d’entretien de la chaîne de production entravent curieusement la livraison. On apprend aussi que ces problèmes n’intéressent pas le Royaume-Uni qui dispose de deux usines. L’UE réplique en bloquant la livraison à l’Angleterre des vaccins produit chez elle. Enfin la situation de la vaccination est catastrophique en Afrique.
C’est l’application d’un principe élémentaire de gouvernance. En cas d’urgence, de guerre, de famine, d’épidémie, l’égoïsme national reprend le dessus. Chacun pour soi. La règle continuait jadis ainsi : « et Dieu pour tous ! ». Mais de Dieu il n’y en a plus guère que chacun son Dieu à soi. Pas de messes en Arabie Saoudite, pas de minaret et de burqa en Suisse. Pour l’instant, l’UE fonctionne encore comme un seul pays répartissant les doses honnêtement entre les nations membres, mais pour combien de temps ?
Nous apprenons de plus en plus que nous devrons « vivre » avec le virus, qui n’arrêtera pas de muter, de franchir les frontières, d’enclencher des confinements, de dégrader les économies nationales. Les pauvres qui n’auront pas pu produire ou se payer des vaccins deviendront encore plus pauvres. Et les riches plus riches. Et les puissants hautement développés encore plus puissants et plus développés. Les apparences sont encore à peu près sauves, mais imagine-t-on ce que la situation serait actuellement si l’épidémie était celle du virus Ebola avec une létalité de 50% ? Or il est endémique en Afrique et peut à tout moment surgir en Europe. Question insidieuse : avons-nous des réserves de vaccin ? Et pour la variole ?
Leçons pour la Suisse : il faut inventer et produire des vaccins sur notre territoire et n’en pas exporter jusqu’à ce que notre population soit vaccinée ; il faut mettre en place une autorité vraiment compétente qui ait le pouvoir réel de gérer la situation, indépendamment des tergiversations du Conseil fédéral et des guéguerres entre Confédération et Cantons ; la Suisse doit fonctionner en temps d’épidémie comme un seul territoire avec les mêmes règles partout ; la gestion de la crise ne peut être entravée par la propagation de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux ; en cas d’urgence vitale la vaccination peut être rendue obligatoire ; l’Armée doit être entrainée à entrer en action aussi bien pour la logistique que pour la vaccination elle-même.
Si, lors d’un exercice, ces mesures ne se révèlent pas suffisantes, il faudrait alors négocier pour se mettre en sécurité dans le cadre européen. A terme, l’enjeu n’est pas seulement sanitaire mais aussi économique. Ce n’est pas pour rien que des entreprises ont proposé de vacciner elles-mêmes. Gageons que étonnamment elles parviendront à se fournir les doses qui manquent dans les hôpitaux. De même les universités et écoles professionnelles ne devraient-elles pas envisager de créer leur propre système de vaccination pour ne pas laisser les jeunes en formation subir une dégradation de celle-ci?