Une chronique politique sans parti pris

Le pouvoir ne s’use que si l’on ne s’en sert pas

 

En Suisse, le pouvoir est à la fois bien réparti et cependant toujours un peu soupçonné. Celui, qui l’exerce, de façon temporaire, restreinte et réservée, doit encore se disculper d’y être parvenu.

Tout comme il y en eut dans le passé,  il y a encore de tout : des autocraties, des aristocraties, des ploutocraties, des démocraties, selon que le pouvoir est attribué à une personne, aux nobles de naissance, aux riches ou au peuple. Mais il n’y a qu’en Suisse qu’il n’est affecté à personne, pour ne pas être ressenti comme intolérable. C’est le seul pays qui n’a pas de chef d’Etat stable, mais un figurant falot prié de s’éclipser au bout d’un an. Non seulement personne ne doit se prendre pour le roi à la longue, mais il faut que ce tournis empêche les citoyens de doter d’un charisme quelque personnalité que ce soit. C’est le régime singulier de l’acratie, du non-exercice du pouvoir, de sa dissolution dans la masse. Il est comme le sucre dans le café, comme la levure dans la pâte, comme le sel dans la soupe, présent mais invisible, il y a inévitablement du pouvoir quelque part mais il reste anonyme.

La Suisse est tellement singulière que, même en français, on utilise un terme allemand, « Sonderfall », qui se traduit littéralement par « cas extraordinaire ». La Suisse est et se veut « Sonder » dans le concert des nations, sans bien savoir ce que ce mot veut dire en français. Or, elle n’est même pas une nation, mais quatre si on décompte les langues et même vingt-six, si on prend en compte les cantons, chacun jalousement calfeutré dans sa culture. La Suisse prouve que l’Etat-nation jacobin n’est qu’un avatar à proscrire et que l’on peut faire nation sans en être une.

Ce serait le modèle bien nécessaire pour transformer l’UE en un seul pays, si la Suisse voulait bien s’en occuper. Or, elle ne le fera pas car elle ne s’occupe pas des affaires des autres. C’est le message central de Nicolas de Flue, un mystique du XVe siècle, le saint patron national : non-intervention dans les affaires étrangères.

S’il fallait choisir la racine de l’exception, ce serait la démocratie directe. Plus républicain que la Suisse n’existe pas. Le mode de fonctionnement de la Confédération est unique en son genre. Des décisions ont beau être échafaudées par le Conseil fédéral, débattues et arrêtées par les deux Chambres du Parlement, elles peuvent ou même doivent être soumises au peuple, qui possède le droit de les refuser et qui ne s’en prive guère. Le peuple suisse est littéralement « le souverain ». Il n’y a jamais eu de roi en Suisse puisque le peuple en tient lieu.

Cette monarchie collective a ses grandeurs mais aussi ses faiblesses, tout comme les plus grands monarques ont présenté des failles. A titre d’exemple dans l’actualité, « Les Amis de la Constitution » viennent de lancer un referendum contre la loi urgente Covid-19 qui donne quelque droit aux pouvoirs publics. Il serait déplacé d’en dire du mal et d’estimer que dans l’urgence cela ne devrait pas être possible. Ce serait médire du peuple, attenter à sa liberté.

Comme nous traversons une épreuve, c’est donc un réflexe courant de proclamer que ce pouvoir utopique fut néanmoins efficace, au point que nous nous proposions en exemple aux autres nations. Or, tel n’est pas le verdict des statistiques. Même s’il est désavoué a priori par les « vrais » citoyens, qui trouvent toutes sortes de raisonnements pour prouver que la Suisse soit la meilleure, même et surtout si elle ne l’est pas.

Statistiques issues d’Update Coronavirus : le taux de contamination par million d’habitants est en Suisse de 56 438 alors que la moyenne mondiale est de 11 820. Le pays est donc cinq fois plus contaminé que la planète.   Le taux de létalité est de 977 contre 253 en moyenne mondiale, soit quatre fois plus. Il n’y a pas lieu de pavoiser.

Certains s’échinent à dissoudre cette pénible découverte en prétextant la vieillesse relative de la population suisse : cela n’explique en rien le taux de contamination qui résulte d’une transmission trop élevée. Comme la population est relativement disciplinée, cela signifie que les mesures nécessaires n’ont pas été prises à temps, assez longtemps et de façon suffisamment stricte. C’est bien un problème de gouvernance.

Le Conseil fédéral est à ce point conscient de sa propre inefficience qu’il a demandé un rapport à la Chancellerie dont l’essentiel a été publié dans ce blog le 31 décembre 2020. Le plus pittoresque est la découverte que la lutte contre le Covid-19 a été menée par trois Etats-Majors distincts et donc concurrents. Très curieusement aucune mention de ce rapport n’est apparue dans les médias. Les rédacteurs en chef ont estimé, sans doute à bon escient que l’opinion publique n’était pas prête à le supporter. Car au fond les reproches s’adressent au peuple.

Le Conseil fédéral n’est pas un gouvernement au sens classique du terme : il n’a pas de chef, pas de programme, pas de majorité, pas de cohérence. On le dit à majorité de droite ce qui signifie que face à une décision grave, il choisit au terme d’un vote reflétant la composition du parlement qui reflète celle des opinions populaires. Il n’a donc pas le pouvoir et il ne peut forcément en user. De fait ce pouvoir, que le peuple ne veut pas lui confier, est transmis subrepticement à une administration que sept personnes ne parviennent plus à contrôler. Trop de démocratie tue la démocratie et la transforme en bureaucratie.

Cela explique sans la justifier les cacophonies successives sur les masques, les tests, les vaccinations, les confinements de toute espèce. La patate chaude a été refilée aux cantons comme s’il s’agissait de territoires indépendants munis de frontières étanches. Il ne sert à rien de fermer restaurants et commerces s’il suffit de se rendre dans le canton voisin.

La crise sanitaire suivie de la crise économique, précédant des crises sociales, annonce une crise institutionnelle. La Confédération née en 1848 n’est plus adaptée telle quelle au monde tel qu’il est devenu. Il faut soigneusement trier ce qui est irremplaçable de ce qui doit être adapté. Dans le monde dangereux où nous vivons, le pouvoir doit être exercé à certains moments dans la plus grande rigueur et l’urgence nécessaire. Le peuple ne peut plus se comporter comme un autocrate capricieux.

 

 

 

 

 

 

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