Une chronique politique sans parti pris

Culture et culte

 

Pour échapper au quotidien, si souvent décevant, les deux méthodes traditionnelles sont la culture sous toute ses formes, du sport à l’opéra, et les cultes religieux, sous toutes leurs formes des Eglises institutionnelles jusqu’aux sectes. L’une et l’autre postulent des assemblées parfois nombreuses, toujours serrées. Sauf dans les musées parcourus épisodiquement par de rares amateurs. S’il est un lieu de culture à ne jamais fermer c’est bien celui-là. Or il subit le sort commun, ce qui est absurde et dévoile le dédain dans lequel la culture est tenue. En revanche les transports en commun, où l’entassement est autorisé, échappent à la règle parce qu’ils conditionnent le maintien de l’activité productrice.

Il y a donc deux poids et deux mesures. Ecartelés entre crise sanitaire et crise économique, les pouvoirs publics chipotent, tergiversent, improvisent, dénient la réalité la plus évidente. Ils sauvent les meubles d’une maison qui brûle. Car la confiance dans les autorités est malmenée. Certains remarquent que la Chine à l’origine de la catastrophe en est complètement sortie, tandis que les démocraties à l’occidentale péclotent : de peur de déplaire aux électeurs elles confinent à la dernière limite, trop tard,  et déconfinent trop tôt. La flatterie du peuple n’est pas un bon objectif en période de crise. Une démocratie aussi exigeante que l’helvétique est un luxe pour pays riche, mais aussi étonnamment un instrument pour devenir riche. Cette conviction soutient le statut privilégié de l’économie au détriment de tout le reste.

Il y a ainsi deux poids deux mesures pour la culture et le culte. Les théâtres sont  fermés et les églises ouvertes (moyennant certaines précautions). C’est que le rapport au pouvoir des deux activités n’est pas le même. Le culte est lié traditionnellement au pouvoir. Dans une monarchie cela saute aux yeux : le roi de France était sacré dans la cathédrale de Reims ; la reine d’Angleterre est toujours chef de l’Eglise anglicane. Même dans une démocratie aussi radicale que la nôtre, il y a des prestations de serment de parlementaires ou d’officiers dans les églises. Comme tout pouvoir repose toujours sur une convention sociale, il a intérêt à se faire sacraliser peu ou prou. En temps de crise ce besoin est encore plus viscéral. Ce n’est pas le moment d’affronter un conflit entre le spirituel et le politique.

Les comédiens n’ont pas le même rapport au pouvoir que les ecclésiastiques. Le théâtre peut se révéler très critique et revendicatif à l’égard du système politique, économique et  social. C’est une de ses fonctions indispensables. Tout le théâtre de Berthold Brecht en est l’exemple le plus achevé, mais il est bien d’autres auteurs qui s’engagèrent, à commencer par Molière avec Tartuffe et les pièces de Beaumarchais, inspiratrices de la Révolution.

En revanche, le discours des Eglises en temps de Covid est  assourdissant de silence. Le temps n’est plus où la seule ressource en temps d’épidémie était la neuvaine et la procession. Cela n’arrêtait pas le virus mais cela donnait du courage, y compris à ceux qui risquaient leurs vies dans des opérations de samaritains. Les Eglises ne disent plus rien parce qu’elles sont médusées et démunies. Ce silence ne gène pas le pouvoir politique et peut à la limite représenter une forme d’approbation.

Laisser le commerce et le cultuel ouverts et pas le culturel relève d’un choix politique probablement inconscient et réflexe, entre l’essentiel et le superflu. Le théâtre, le concert, la danse restent dans notre société les dernières activités non marchandes qui ne subsistent que grâce à des subsides distribués chichement par les pouvoirs locaux et les mécènes. Auteurs, compositeurs, interprètes, metteurs en scènes, paupérisés en temps ordinaire n’ont plus aucune visibilité sur leur avenir.

Certes, les Eglises aussi sont subsidiées sur une échelle plus large. Elles n’ont pas encore subi de restrictions du pouvoir tout en soufrant d’un désamour des fidèles. Leur réputation souffre de scandales enfin révélés : à titre d’exemple tragicomique, le nonce du Vatican à Paris vient d’être condamné à six mois de prison avec sursis pour mains aux fesses de jeunes participants à des réceptions officielles. On n’est plus dans la tragédie, ni même la comédie mais dans la grosse farce populaire.  Plus grave et plus sérieux le refus obstiné de laisser les femmes accéder à la prêtrise dans l’Eglise catholique assimile celle-ci à un scandale sexiste dans une société civile, qui permet aux femmes d’accéder à toutes les autres fonctions. Dans cette position en porte-à-faux, une parole ferme, éclairante, réconfortante n’est plus crédible.  Il vaut donc mieux se taire que de n’être pas cru.

Face au défi d’un ordre bouleversé, il est temps de réaliser que le cultuel et le culturel ont maintenant intérêt à refonder leur alliance traditionnelle, pour jouer un rôle très nécessaire. Il en était ainsi à l’origine :  lorsqu’en -430 Sophocle écrivit Œdipe-Roi , le théâtre jouait à Athènes un quadruple rôle, politique, civique, moral et religieux. Ce n’était pas un divertissement mais une célébration, carrément une liturgie, mot d’origine grecque qui signifie « service du peuple ». Les Eglises catholiques, anglicanes, évangéliques et orthodoxes ont plus ou moins gardé cette inspiration théâtrale, qui fait quelque peu défaut dans certaines églises réformées. Réciproquement, il est impossible d’assister au ballet de Béjart sur la neuvième symphonie sans en ressentir la dimension liturgique, hors toute référence religieuse.  Les dialogues des Carmélites de Bernanos et Poulenc sont plus qu’un opéra.

Dans l’épreuve que nous subissons et qui risque de perdurer, les théâtres et les églises doivent et peuvent jouer un rôle pourvu qu’elles puissent fonctionner, les unes et les autres. C’est-à-dire créer un discours signifiant pour toutes les victimes d’un virus, qui est pour nous ce que peste fut pour la ville de Thèbes quand elle était gouvernée par Œdipe. L’histoire ne se répète pas vraiment, mais elle bégaie furieusement.

 

 

 

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