Une chronique politique sans parti pris

Les deux plus grandes lacunes de nos institutions.

 

Avec plus de 900 cas pour 100’000 habitants en moyenne sur 14 jours, le taux d’incidence en Suisse compte parmi les plus élevés au monde. Par rapport à ses voisins, ces chiffres sont presque cinq fois plus élevés qu’en Allemagne, deux fois plus élevés qu’en Autriche ou en Italie et moitié plus élevés qu’en France. C’est carrément le déshonneur pour ce pays qui était le premier de classe voici un mois et qui se retrouve le plus mauvais. Cela ressemble à un cauchemar, comme si ce n’était pas du domaine de la réalité.

Ce l’est malheureusement. Selon l’épidémiologiste Antoine Flahault, une des lumières de sa spécialité :

“La Suisse a été moins stricte dans l’application des gestes barrières, le pays a l’un des taux de reproduction du virus les plus élevés d’Europe. Il y a eu peu de masques dans les commerces, notamment en Suisse alémanique lorsqu’il n’était pas rendu obligatoire, peu d’harmonisation des mesures, mais aussi peu de prise de conscience par le public de la vague arrivante. Les mesures en Suisse ne sont pas à la hauteur des enjeux depuis la rentrée. Il faut questionner l’ouverture des bars, des restaurants, des salles de sport, des chorales, des lieux de cultes, des établissements scolaires, mais aussi les rassemblements privés. Tous sont des lieux reconnus de propagation dans toute l’Europe.”

Là il nous fait mal. Il ne devrait pas nous comparer à l’Europe, parce que nous croyons que nous n’y sommes pas, parce que nous ne voulons pas y être pour préserver notre qualité de vie supérieure et parce que nous entretenons inconsciemment l’illusion que nous serions, comme la Nouvelle-Zélande, une île du Pacifique.

Mais avec un taux de mortalité de 265 par million d’habitants nous sommes bien au-dessus du taux de 5 de ce pays, très exactement 53 fois plus infectés que lui. Et nous tombons alors de haut. Pendant longtemps nous avons pesté contre la situation, en l’attribuant à nos voisins. Faute de personnel médical, nous étions bien obligés de laisser nos frontières ouvertes aux frontaliers qui nous auraient infectés. Or maintenant, c’est nous qui les infectons.

Sous le discours policé d’Antoine Flahault à notre gouvernance, perce le doux reproche de n’avoir pas fait ce que les épidémiologistes lui avaient recommandé. Dès lors en deçà du discours académique apparait le soupçon que notre Conseil fédéral ait été : soit incompétent par ignorance des principes les plus élémentaires de la biologie ; soit carrément pervers en laissant la maladie s’étendre par calcul sordide.

Il s’impose de combattre ces opinions insidieuses. Non, notre ministre de la Santé n’est ni ignorant, ni vicieux. C’est un honnête homme animé des meilleures intentions, mais qui ne possède que les apparences du pouvoir. Le Conseil fédéral ne peut prendre aucune décision, sans le soutien du parlement, qui lui-même délibère avec l’épée de Damoclès d’une votation populaire toujours imminente. Le peuple se gouverne lui-même, c’est ainsi que le veulent nos institutions. Nous ne pourrions en changer que si ledit peuple souffrait de se démunir de ses prérogatives de souverain, ce qu’il ne va naturellement pas accepter. En 1793, le peuple français s’est débarrassé de son souverain en lui coupant la tête, parce que c’était facile : un seul cou. Le souverain suisse en a plus de cinq millions.

Nos institutions, en sus du pouvoir populaire qui détermine tout en dernière analyse, sont affligées de deux embarras supplémentaires : la concordance et le fédéralisme. Si l’exécutif est composé de sept personnes, représentant tous les partis, aussi opposés qu’ils puissent l’être, il ne faut pas en attendre des décisions rapides et claires, mais de l’indécision, de la procrastination et de l’opacité. D’autant plus que la Confédération ne peut se prononcer qu’en accord avec les Cantons, qui ont sur l’épidémie des visions aussi divergentes qu’un individu qui louche. Telles sont les deux lacunes qui se révèlent en cas d’urgence. Il est impossible de les combler.

Vivant en paix depuis des siècles, la Suisse s’est donnée au fil de ceux-ci des institutions aptes à gérer admirablement la vie ordinaire, : les budgets équilibrés, l’espérance de vie et le revenu par tête d’habitant les plus élevés au monde, des Alpes éternelles, des montres, des pharmas, du chocolat et du fromage. Il n’est donc pas question d’y toucher, parce que la pandémie n’est qu’un mauvais moment à passer. Encore faut-il y arriver sans laisser trop de plumes. Car la crise sanitaire entraîne la crise économique et les deux semblent intrinsèquement liées. A force de ne pas prévoir à temps les moyens d’éteindre le Covid, on risque de perdre beaucoup d’argent. Qui sait ! De redevenir sous-développé, car la Chine et le reste de l’Extrême-Orient ont d’ores et déjà maîtrisé l’épidémie et travaillent sans plus de restriction de confinement.

Car c’est possible. La Chine, d’où vint tout le mal, en est aujourd’hui à 33 nouveaux cas par jour et à un taux de mortalité de 3 par million d’habitants, soit 88 fois moins que la Suisse ; le Vietnam un taux de 0.3 ; la Thaïlande de 0.8 ; le Cambodge zéro mort. Il y faut des décisions éclairées et rapides suivis d’effets immédiats et rigoureux. Exactement ce que le Conseil fédéral ne peut pas faire, non pas qu’il ne le veuille pas, mais parce qu’il n’est pas maître de ses décisions. Avant même de les prendre, il doit se demander ce que le peuple voudra bien en faire, quels seront les caprices du souverain.

Il faut à temps extraordinaires, gouvernance extraordinaire, comme en temps de guerre. Une armée ne peut être une démocratie où les décisions seraient prises par la troupe. Il faut un chef doté de tous les pouvoirs. Aujourd’hui en Suisse, on peut estimer qu’il y a au moins deux personnes qui pourraient jouer un rôle analogue dans la guerre contre le coronavirus : une femme politique, Karin Keller Sutter, et un médecin, Didier Pittet. Sinon…

  1. Mon dernier roman vient de sortir “La carrière de craie”, Editions l’Harmattan. Se commande dans les bonnes librairies.

 

 

 

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