Une chronique politique sans parti pris

Le déni de réalité ou le paradoxe  du casino

 

Les gens d’extrême droite et même parfois de droite modérée partagent deux illusions : il n’y a pas d’épidémie de coronavirus, ou encore il est inutile de lutter contre elle ; il n’y a pas de réchauffement climatique, ou encore il n’est pas dû à l’activité humaine. En clair cela veut dire : puisque le libre marché est incapable de résoudre ces problèmes posés par la Nature, ils n’existent pas. Il y a quelque chose de fascinant à observer ce double phénomène qui ne peut avoir qu’une origine commune : le déni de réalité. Puisque celle-ci parait insupportable, cela veut dire qu’elle n’existe pas, cela veut dire que l’on peut en imaginer une qui convienne.

Ce genre de fixation sur un monde imaginaire n’est pas l’exclusivité de la droite. On peut en trouver des exemples à gauche. Le plus illustre dans l’actualité est cette citation d’Alain Berset en mars : «Le port généralisé du masque, partout et tout le temps, ne protège pas les personnes saines et peut même avoir un effet contre-productif, en relâchant les comportements». Ce type de déclaration insensée n’est pas propre à la Suisse mais a été entonné dans plusieurs pays européens selon un réflexe de défense élémentaire : faute de prévoir la possibilité d’une épidémie, l’Etat n’avait pas conservé une réserve suffisante. Depuis les masques sont disponibles et ils sont devenus logiquement obligatoires. Cependant, le même conseiller fédéral poursuit dans le déni de réalité en affirmant que si, en mars, il prétendait que les masques ne servaient à rien, ce n’est pas parce que ceux-ci manquaient. Mais c’est la Science qui a changé d’avis en trois mois. Pathétique excuse : Je ne savais pas parce que les spécialistes du savoir ne savaient pas. La motivation de la gauche est l’opposé de celle de la droite : si l’Etat cafouille et ne peut résoudre le problème, cela signifie que ce problème n’existe pas.

En résumé : jadis une épidémie était mise sur le compte de Dieu, qu’il fallait amadouer. Dans une société laïque, il n’a plus d’emploi. Dès lors une moitié divinise le libre marché et l’autre l’Etat. Questionner l’un ou l’autre, c’est blasphémer.

Le fardeau de la politique c’est qu’elle est forcément entachée d’erreurs, comme toute activité humaine, mais qu’il ne faut jamais les avouer. Avec un peu d’imagination, on peut trouver un bouc émissaire. Un dirigeant est obligé de vivre dans le déni de réalité, sauf à nuire gravement au parti dont il est issu. A force, cela devient une seconde nature. Placé devant un problème inédit et imprévu, privé de la connaissance de toutes les données, incapable de prédire l’avenir, obligé de décider dans l’urgence, le dirigeant tranche dans un sens en se persuadant que c’est conforme à une réalité qu’il fabrique de toute pièce pour paraître cohérent à ses propres yeux. Cela va jusqu’à nier l’évidence.

On ne peut mieux l’expliquer que par le paradoxe de Las Vegas. C’est la ville des casinos où des joueurs acharnés s’efforcent de gagner une fortune en misant de façon frénétique. Dans les intervalles du jeu, ils discutent des martingales qui pourraient leur apporter cette fortune, ils comparent les mérites de la roulette, des machines à sous et des jeux de cartes.

Cependant, ils se gardent d’évoquer la règle de base du casino, à savoir que c’est une entreprise comme une autre destinée à faire du profit, que les jeux sont organisés de façon à donner une marge de gain certaine au casino et que, plus un joueur joue, plus il est certain de perdre et, plus il persiste, de perdre de plus en plus. On peut observer des joueurs qui utilisent simultanément deux machines à sous, dans l’illusion qu’ils accroitraient ainsi leurs chances, alors qu’ils ne font que précipiter l’issue du jeu selon la règle : plus vite on joue, plus vite on perd.

Tout casino est donc le lieu d’une intrigue à la Kafka, où l’essentiel est connu de tous, mais où il n’est jamais dit, parce que l’énoncé de la règle de base du casino détruirait le plaisir des joueurs et que la prise de conscience des joueurs ruinerait à coup sûr le casino. Il faut ne rien entendre au calcul des probabilités pour jouer de façon frénétique dans un casino. Il faut, pour cela, omettre ce qui est le plus évident.

L’analogie avec le genre humain est visible. Plus il se développe, plus il crée un désordre global qui est la condition d’un ordre local. Cette vérité est inscrite dans tous les livres de thermodynamique et elle est bien connue de tous les ingénieurs. Néanmoins le développement actuel de l’économie globalisée procède d’une course en avant où l’on s’imagine que, plus on croît, plus on gagne. Or, inévitablement, plus on produit, plus on fabrique du CO2. L’illusion technique est pareille à la fièvre du jeu. Elle provient du même travers psychologique et elle conduit à une ruine aussi inévitable.

La parabole du casino ne veut pas dire qu’il faille bannir cette institution sous prétexte qu’elle est un temple de l’irrationnel. Il faut imaginer le joueur heureux même si son comportement est absurde. S’il aime jouer, on peut cependant lui faire observer que, moins importantes sont ses mises, plus longtemps il jouera. Telle est la stratégie qu’il faudrait transposer dans le développement de l’économie.

Nous vivons dans un univers qui ressemble à un gigantesque casino gouverné par trois lois insensées : il n’est pas possible de gagner ; il est obligatoire de jouer ; à la fin, on perd toujours tout. Le casino planétaire n’existerait pas et ne servirait pas le plaisir des joueurs, si telles n’étaient pas ses règles.

 

 

 

 

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