Une chronique politique sans parti pris

Trois découvertes par l’intermédiaire du Pouilly Fuissé

 

 

« Le Pouilly-Fuissé est un vin blanc d’appellation d’origine contrôlée produit sur les communes de Chaintré, Fuissé, Solutré-Pouilly et Vergisson en Saône-et-Loire. L’aire de production se situe au sud de la Bourgogne ; elle fait partie du vignoble du Mâconnais. » Voilà pour la définition. Qu’en fut-il des découvertes ?

Tout à fait singulières par leur contexte, propice à des réflexions politiques et métaphysiques que l’on n’attend pas de la dégustation d’un vin aimable, conforme à la modestie de son terroir mâconnais, sans prétendre au prétentieux et coûteux prestige du Chassagne-Montrachet produit en Bourgogne. Cette dégustation fut entourée de circonstances historiques. L’auteur travaillait à l’époque comme professeur à l’université Lovanium, sise à Kinshasa encore appelée Léopoldville. L’indépendance du Congo avait été proclamée le 1er juillet. Une semaine plus tard l’armée congolaise se mutinait et le gouvernement perdait le contrôle de la situation. La mutinerie ne fit pas dans la dentelle. Le 7 juillet au soir on amena à l’hôpital universitaire des  femmes d’officiers belges  qui avaient été violées à la chaine par les mutins. André Ryckmans, fonctionnaire de la territoriale, un ami, fut abattu le 17 juillet. Et plus tard ce fut Patrice Lumumba lui-même qui devint victime de ce désordre.

L’université organisa l’évacuation des femmes et des enfants, tandis que les professeurs demeuraient pour assurer les examens. Comme conséquence, ils étaient réduits à déjeuner tous ensemble au club universitaire. C’était aux alentours du 20 juillet 1960. Durant le repas, la radio continuait à diffuser des nouvelles qui nous intéressaient au plus haut chef. Par ce canal prit la parole Anicet Kashamura, ministre de l’information du gouvernement de Patrice Lumumba. Il fit un appel au meurtre de tous les Blancs en proposant à chaque Congolais de choisir tout de suite sa victime, car il n’y en aurait pas pour tout le monde.

Le personnel du club était composé de Congolais qui ne bronchèrent pas, mais les convives posèrent leurs fourchettes et cessèrent de manger, sans exception. Le recteur suggéra que chacun rentre chez soi et qu’il commence par détruire son stock de boissons alcooliques, propres à exacerber d’éventuels émeutiers. C’est ainsi que nous retrouvâmes à quatre ou cinq chez le maire de petite communauté professorale, Emmanuel de Béthune. Il aligna ses bouteilles dont plusieurs Pouilly-Fuissé sans compter du Porto et du whisky.

L’idée de verser le vin dans l’évier nous parut scandaleuse. On pouvait atteindre au même résultat en le consommant. Et c’est ainsi que durant l’après-midi et jusqu’à minuit tout le stock de vin et d’alcool fut consommé en engendrant non pas l’ivresse, mais un certain sentiment de béatitude. Durant cette dizaine d’heure, je découvris plusieurs leçons élémentaires, qui m’avaient toujours échappé.

La première leçon, la plus marquante, fut qu’il est impossible d’échapper à la peur de la mort lorsque celle-ci parait immédiate. D’autant plus qu’elle était aggravée par deux caractéristiques. Première particularité, les émeutiers de l’époque avaient la réputation de ne point adhérer à une éthique d’euthanasie, mais au contraire celle de se livrer à une débauche d’inventions, dont la plus élémentaire consistait à découper la victime en rondelles à coups de machette. Il ne s’agissait donc pas seulement de mourir, mais aussi de  souffrir. Seconde particularité, après le décès, selon la conception religieuse de l’époque, (l’Université était catholique) le défunt passait instantanément en jugement particulier portant sur les faits et  méfaits de sa vie, avec l’éventuelle sanction de se retrouver en enfer, pour  y souffrir éternellement.

En résumé, les perspectives de cet après-midi étaient déplaisantes. Elles eurent pour seul effet de nous encourager à boire sans répit. La magie du Pouilly Fuissé opéra, au point que nous nous retrouvâmes (en pensée) sur les bords de la Loire, dans l’environnement idyllique du Jardin de la France, un lieu de haute et ancienne civilisation peuplé de personnages bienveillants. La vision sinistre de la brousse dans le panorama du voisinage s’estompa sous le bleu tendre du ciel de l’Hexagone. En second lieu, j’appris ainsi que le meilleur moyen de lutter contre la peur est encore tout simplement la boisson.

Le troisième enseignement fut plus tardif et le plus étonnant. Nous, les professeurs, étions là pour former des universitaires dont le Congo avait grand besoin : des juristes pour fonder des tribunaux, des médecins pour garnir des hôpitaux, des scientifiques pour peupler les laboratoires, des philologues pour enseigner dans les écoles et même des théologiens pour enseigner l’amour du prochain, qui semblait singulièrement faire défaut. Au nom de quoi fallait-il que nous soyons massacrés pour nous être engagé dans cette tâche ? Cela paraissait prodigieusement injuste. J’appris ainsi concrètement, pratiquement, expérimentalement que la justice n’est pas de ce monde, mais que ce sont toujours les innocents qui paient pour les coupables. Et puis plus tard dans la nuit, que les professeurs méritaient tout de même d’être exécutés car ils étaient en fait les complices de la colonisation. D’un côté les compagnies minières exploitaient le cuivre, de l’autre l’Etat colonisateur envoyait des médecins, des professeurs, des missionnaires qui permettaient d’affirmer une mission civilisatrice. Nous n’étions que des alibis, donc les complices prétendument vertueux d’une entreprise sordide.

Finalement rien ne se passa et à minuit nous regagnâmes nos couches avec la satisfaction du devoir accompli et du plaisir partagé. Plus en prime quelques découvertes politiques et philosophiques.

Il y a soixante ans que j’ai reçu cette triple leçon de choses. Chaque fois que l’on débat de la politique d’accueil des réfugiés en Suisse, je me rappelle cet après-midi de juillet 1960, qui m’a tout révélé. L’Afrique avait réclamé son indépendance, qui lui avait été accordée dès 1960 sans tergiverser, pour l’excellente raison que les colonies africaines coûtaient cher aux budgets des Etats colonisateurs, tandis  qu’elles ne bénéficiaient qu’à des intérêts privés. Les colonisés ruminaient tout naturellement  un sentiment de frustration depuis presque un siècle. Pour l’éliminer quoi de plus naturel que de commettre le meurtre réparateur de quelques membres de la tribu des colonisateurs. Après avoir expulsé les colonisateurs survivants, le Congo devint une sorte de Far West dominé par les militaires seuls détenteurs d’armes, tandis que les populations civiles payèrent un lourd tribut de massacres, de pillages, de viols. La décolonisation n’a pas supprimé les désavantages de la colonisation mais elle exonère la responsabilité des Etats européens. L’exploitation de l’Afrique se développe sans contraintes dans des pays faibles au bénéfice d’une bourgeoisie locale. Cela s’apparente à une autocolonisation.

Les anciens colonisés se retrouvèrent vite pris au dépourvu. Ils se souviennent maintenant avec nostalgie de l’époque de la colonisation. Ils n’aspirent plus qu’à émigrer vers les anciennes métropoles, pour y retrouver la sécurité, la paix et le bien-être dont ils ont joui et dont ils sont privés. A ce retournement de situation, rien ne serait pire que d’éprouver  quelque sentiment de Schadenfreude. Les leçons tragiques de l’Histoire ne justifient pas ce genre de psychodrame compensateur.

L’Europe, y compris la Suisse, est confrontée réellement à la possibilité latente d’une invasion par des centaines de millions d’Africains, menacés dans leur existence même, par la violence ou par la misère. Selon la loi de la mer, ceux qui font naufrage devraient être secourus et débarqués au port le plus proche. Selon les Droits de l’Homme, dont nous prétendons détenir l’exclusivité, nous devrions tous les accueillir, ce qui est matériellement impossible. Nous en recueillons donc le moins possible pour ne pas créer « un appel d’air ». Néanmoins  nous subissons l’irrésistible montée d’une extrême droite, raciste, intolérante, autoritaire qui constituera peut-être la lointaine punition de la colonisation, en ce sens qu’elle détruira la démocratie. L’exemple des Etats-Unis, au pouvoir d’un président inculte, menteur et déséquilibré,, est là pour nous prévenir.

Nous vivons ainsi avec le regret d’avoir commis une erreur historique. Fallait-il ne jamais coloniser, pour ne pas décoloniser tellement mal qu’il ne reste plus d’autre ressource aux anciens colonisés que de traverser la Méditerranée sur une embarcation précaire, afin d’atteindre cet Eldorado constitué par l’Europe, mère ou marâtre du monde ? Sous le prétexte de civiliser, avons-nous accouché d’une planète barbare? Et les flots de la barbarie risquent-ils de nous engloutir? L’avenir perçu en 1960, qui est devenu notre présent, je l’ai découvert au fond de plusieurs verres de Pouilly Fuissé. On ne boit jamais trop si c’est pour  rencontrer la vérité.

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