Il n’est pas nécessaire de décrire longuement les dangers menaçant la civilisation dans son essence. Il suffit d’imaginer que le Covid19, épidémie lourde mais à mortalité réduire, fasse place à une variante d’Ebola transmissible par voie respiratoire avec une mortalité à 50%, pour concevoir un scénario catastrophe avec l’effondrement du système médical, précédant celui de l’économie.
Or, la transition climatique ne nous lâchera pas. De tous les dangers, c’est le plus manifeste, le plus immédiat et le plus ignoré. En se prémunissant contre des dangers hautement imaginaires, on s’empêche de réfléchir aux plus évidents, on se persuade que l’on a fait preuve de prévoyance. Alors que la fonte des glaciers est flagrante, l’invasion prophétisée du territoire par des chars russes constitue un leurre astucieux pour vendre des avions militaires et obtenir des commandes pour l’industrie nationale.
Alors, comment trier les menaces, comment définir la moins mauvaise politique, comment apaiser les anxiétés, comment engendrer la résilience dont nous avons tellement besoin ? Nous demandons une prévision de l’avenir, qui est impossible par définition. Dès lors, il ne reste que de recourir à une intuition éclairée.
Que nous dit la sagesse et le savoir des peuples ? Où les trouver ? Pas chez les historiens, les économistes, les sociologues qui expliquent tellement bien, par après, ce qu’il aurait fallu faire pour que cela n’arrive pas avant. Dès lors, cela vaut la peine de se tourner vers cette connaissance innée, non savante, constituée par la culture. Celle qui commence par Homère et la Torah, les Evangiles et le Coran, Goethe et Shakespeare, Hugo et Camus. La culture fut et demeure la seule digue qui protège du tsunami de la barbarie. Les barbares le savent peut-être mieux que les civilisés.
En effet, en 2015, les terroristes de Tunis s’en sont pris aux visiteurs du musée du Bardo, plutôt qu’aux députés tunisiens qui étaient en train précisément de discuter de mesures contre le terrorisme. Ce ne fut pas une erreur de leur part, mais l’expression de leur haine spontanée de la culture. Les djihadistes détruisirent les monuments de Palmyre qui témoignaient du long passé de la Syrie. Au Mali, ils firent de même avec les mausolées de Tombouctou. Ils reproduisent la haine viscérale de Hitler et de Staline à l’égard de la culture. Parmi les nazis circulaient la citation : « Wenn ich Kultur höre, entsichere ich meinen Browning ». Ces derniers organisèrent une exposition de l’art dit dégénéré, avec des œuvres de Nolde, Picasso et Chagall. Ils bannirent et brûlèrent les œuvres de Berthold Brecht et de Thomas Mann
La politique suisse n’est pas à l’abri d’une indifférence à l’égard de la culture. Toute référence dans la commission parlementaire compétente mène à une opposition idéologique de l’extrême-droite. Pour elle, la culture ne peut être que l’expression des couches populaires de jadis : le cor des Alpes, les papiers découpés et Albert Anker en fixent les contours indépassables. Ces composantes, certes authentiques, de la culture oblitèrent toutes les autres et surtout l’art contemporain, qui s’attaque aux problèmes les plus aigus : la mondialisation, la xénophobie, le racisme, le machisme, l’homophobie, la marchandisation. Le but de la culture embaumée est d’accréditer le mythe d’un passé idéal et d’une décadence présente.
Face à elle, la culture vivante exprime le mouvement souterrain des sensibilités, des idées, des visions du monde. Non seulement elle précède les révolutions, mais elle les finit par les déclencher, même et surtout si elle est réprimée trop longtemps. Exilés, persécutés par les pouvoirs, Voltaire et Rousseau ont démontré que leurs écrits possédaient une puissance qui dépassait celui des monarchies absolues, au point de les renverser. Malgré ou à cause de son impassibilité voulue, le cinéma suisse dénonce la banalité du Mal dans notre pays. Fernand Melgar met en scène la violence occulte d’une démocratie dans Vol Spécial et L’Abri. Jean Stéphane Bron dissèque froidement le monde politique avec Le Génie Helvétique et L’expérience Blocher. Ursula Meier représente l’automobile comme une plaie dans Home.
Pour quel objectif encore ? La plus importante des avancées culturelles récentes fut l’établissement d’une paix d’un demi-siècle sur l’Ouest européen, qui n’a aucun précédent historique. Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide De Gasperi, laïcs chrétiens engagés en politique, ont œuvré pour la construction de l’Europe afin d’obtenir la réconciliation des peuples, qui s’étaient détruits mutuellement à deux reprises dans la première moitié du siècle. Il fallait non pas réhabiliter la peste nazie, mais rendre sa dignité au peuple allemand, en ne le traitant pas comme il avait traité les Juifs. Il fallait absolument que chacun pardonne à l’autre, sans pour autant oublier. Grâce à la permanence de cette paix, on en vient aujourd’hui à ne plus concevoir pourquoi deux guerres mondiales ont éclaté en un demi-siècle. Elles paraissent aujourd’hui comme une guerre civile de trente ans entre les peuples les plus civilisés, qui en sont collectivement responsables, qui n’y ont rien gagné et tout perdu.
A elle seule, la paix constitue un progrès considérable pour le bien des peuples : on cesse de mettre en gage une génération de jeunes gens pour affirmer que l’on défend une juste cause, au point d’être prêt à sacrifier leurs irremplaçables vies, c’est-à-dire de perdre ce que l’on prétend protéger. Aujourd’hui, la guerre n’est plus admise comme un recours légitime, une occasion de faire preuve de courage ou de récolter de la gloire. C’est un crime en soi, le mal absolu. D’abord, fut reconnue l’objection de conscience, puis fut aboli le service militaire obligatoire. C’était reconnaitre à la fois le droit élémentaire de ne pas être tué et le droit encore plus élémentaire de n’être pas obligé de tuer. C’était se conformer pour la première fois à l’injonction solennelle : « Qui se sert de l’épée, périra par l’épée ». Une citation dont la chrétienté n’a pas tenu compte pendant vingt siècles selon l’habitude qui consiste à négliger les préceptes gênants : les théologiens élaborèrent laborieusement une morale de la guerre juste, tout en se gardant bien lors d’un conflit de décider de quel côté se trouvait la justice et en laissant l’appelé au service le soin d’en décider au risque de se faire fusiller pour désertion.
Autre objectif ? Une avancée similaire fut la généralisation du système démocratique, par l’effondrement successif des dictatures nazies, fascistes et communistes. La résistance des chrétiens polonais fut l’agent ultime du dernier événement. Cette œuvre fut couronnée par la chute symbolique du mur de Berlin le 9 novembre 1989, deux siècles tout juste après la prise de la Bastille, obtenue sans violence dans une adhésion collective et spontanée aux valeurs de la liberté, de la démocratie et de l’Etat de droit. La révolution communiste succombait selon le même scénario que la monarchie absolue français, parce qu’elle relevait de la même conception du pouvoir.
Objectifs futurs dont il faut persuader les citoyens ? Notre avenir du troisième millénaire peut tourner très mal : la persistance des épidémies, un conflit nucléaire ; l’épuisement des ressources non renouvelables ; la modification irréversible du climat ; la dissolution dans l’impuissance des Etats de droit, des entreprises multinationales, des institutions internationales, des organisations non gouvernementales et des grandes religions. Les métastases des Légionnaires du Christ ou de l’Opus Dei dans l’Eglise catholique, les révélations sur les prêtres pédophiles, la perversion de l’islam par des terroristes, l’abandon de la démocratie et de l’Etat de droit par les Etats-Unis, les crises économiques à répétition sont autant de signes inquiétants.
Auparavant, l’homme pouvait penser que, pour chaque nouvelle génération, la nature était telle que la génération précédente l’avait trouvée. Aujourd’hui, nous apprenons que notre technologie peut avoir des effets irréversibles sur la nature, par son ordre de grandeur et sa logique cumulative. Le paradoxe est que l’homme contrôle la nature par le moyen d’une technique qu’il ne contrôle pas.
Sur ce fond de catastrophe se construit le nouveau concept de responsabilité. L’ancien concept revenait à juger moralement acceptable toute règle qui peut être universalisée, c’est-à-dire dont on peut vouloir que tous les êtres humains l’appliquent. L’objet propre de la nouvelle responsabilité est la perpétuation de l’humanité dans l’avenir. Puisque nous avons le pouvoir de détruire cette planète adaptée à la vie, nous avons l’obligation de tout faire pour préserver la possibilité d’une vie future. Nous sommes responsables du monde que nous laisserons après nous. Nous ne pouvons agir que dans la mesure où cette action sera encore possible pour nos descendants. La responsabilité porte sur l’avenir, elle porte sur l’existence même d’un avenir et elle est exigée par lui : cette responsabilité provient d’un avenir qui n’existe pas encore, si curieux que cela paraisse. Il faudra des génies de la culture pour en convaincre les peuples, car les politiciens n’y arriveront jamais. Ils n’en sont pas convaincus.