En Chine, le médecin Li, qui a lancé avec ses collègues l’alerte au coronavirus dès la fin décembre 2019, a été sanctionné le 1er janvier 2020 par une arrestation « pour propagation de fausses nouvelles », jusqu’à ce que le 20 janvier le pouvoir central reconnaisse publiquement la réalité de cette épidémie. Ce médecin vient de mourir pour avoir contracté la maladie en soignant des patients.
Tel est le scénario classique du déni de réalité, qui reproduit jusque dans le détail ce qui s’est passé en URSS lors de l’accident de Tchernobyl. Les autorités locales alors ont dissimulé la réalité au pouvoir central, de peur d’en subir le reproche et la défaveur, et ce dernier a également tergiversé avant de reconnaître la catastrophe, tant il tenait à la réputation du communisme.
Il en est ainsi de tous les pouvoirs. Confronté à une menace grave qui nécessiterait des mesures immédiates et drastiques, ils commencent par se persuader eux-mêmes que ce ne sera rien, que cela passera tout seul et que ce sera vite oublié. La méthode a été résumée dans un aphorisme du Premier Ministre français Dominique de Villepin : « S’il n’y a pas de solution, ce la signifie qu’il n’y a pas de problème. »
Il ne faudrait pas s’imaginer que ce genre de schizophrénie ne frappe que les régimes communistes et que ce serait une sorte de faiblesse propre à une idéologie irréaliste. Tous les pouvoirs vivent d’une idéologie, plus ou moins explicite. L’extrême-droite se complait dans le négationnisme en niant l’existence de la Shoah, tout comme Jean-Paul Sartre, philosophe bourgeois français, dans les années 1950 ignore délibérément l’existence du Goulag.
Très souvent ce sont des lanceurs d’alerte isolés qui finissent par dévoiler la réalité. L’officier SS Kurt Gerstein pour alerter le Vatican sur la Shoah. Soljenitsyne pour dénoncer le Goulag, Assange pour diffuser Wikileaks, tout récemment Jean Ziegler pour « Lesbos, la honte de l’Europe ». Ils sont aussitôt honnis par le pouvoir en place, voire persécutés et expulsés.
Car il y a des réalités insoutenables pour un pouvoir de n’importe quelle espèce, politique, économique, religieux, intellectuel, qu’il faut à toute force nier ou noyer dans les méandres d’une action procrastinatrice.
Quels sont, par exemple les quatre problèmes urgents et délaissés par la Confédération : le défi climatique, les prélèvements obligatoires trop lourds, l’impossibilité de payer les pensions promises, les relations avec l’UE. De lois refusées par le parlement aux défaites en votation populaire, le Conseil fédéral traine ces boulets qui pèsent de plus en plus lourds au fur et à mesure que l’on tarde, sans espoir de s’en débarrasser tant le peuple ne veut pas des solutions aussi évidentes que douloureuses : cesser d’importer du pétrole et du gaz, réduire les impôts et les taxes, travailler plus longtemps, accepter de devenir soit un membre de l’UE, soit un pays sujet appliquant une législation qu’il ne peut influencer.
Braquons l’objectif sur un accident proche de nous, qui donna lieu à une suite invraisemblable de dénis, au point qu’on pourrait en faire une série télévisée à suspense. Le 10 juillet 1976, un nuage d’herbicide, contenant de la dioxine, s’échappe d’un réacteur de l’usine chimique ICMESA et se répand sur la plaine lombarde en Italie. Quatre communes, dont Seveso, sont touchées. Le groupe Hoffmann-Laroche, dont fait partie la société suisse Givaudan, propriétaire d’ICMESA, , ne communique l’émission aux autorités que le 19 juillet, alors qu’il a identifié la dioxine dès le 14 juillet. Jusqu’au 23 juillet, la population continue à vivre dans un milieu contaminé. En août 1982, les déchets chimiques contenant de la dioxine sont enlevés du réacteur en vue du démantèlement des installations, et transférés dans 41 fûts pour être envoyés par route à Bâle . Or, leur trace se perd après le passage de la frontière à Vintimille et ils disparaissent quelque part en France. On les découvre en mai 1983 à Anguilcourt-le-Sart (Aisne) dans un abattoir désaffecté, où ils avaient été transportés illégalement. Ils furent finalement incinérés chez Ciba en novembre 1985 après que leur présence ait été dénoncée par la TSR. C’est l’émission A Bon Entendeur, qui a retracé en 1983 le transfert des futs à travers la France. La seule réaction de la justice suisse, qui se garda bien d’inquiéter les dirigeants de Givaudan, fut de trainer les journalistes d’A Bon Entendeur devant le tribunal correctionnel de Nyon, qui les acquitta (tout de même) en mettant les frais à charge du Canton.