Une chronique politique sans parti pris

La religion des Suisses sans les confessions.

 

Même si on n’en est pas conscient, la religion demeure un problème politique (subreptice) en Suisse, comme elle l’est d’ailleurs toujours et partout, sans que cela se sache, ou sans qu’on veuille le savoir. Certes, on n’en est plus à sacraliser le pouvoir politique en le nantissant d’une religion d’Etat, pratiquée obligatoirement par tous les citoyens, sous peine de persécution. Les Eglises établies ne font plus guère de politique aujourd’hui et s’abstiennent d’influencer trop expressément le pouvoir. En revanche, les partis existants instrumentalisent gaiment les religions en tant que référence électorale, soit pour s’en prévaloir (PDC, UDF, PEV), soit pour s’en distancer (UDC et Islam). Certes, la Confédération suisse n’a pas de religion d’État.
Cependant la réalité est plus subtile. Car les premiers mots inscrits dans la constitution fédérale sont “Au nom de Dieu Tout-Puissant!”, ce qui présume l’existence d’une ou de plusieurs religions, ou du moins que la majorité de la population soit théiste. On est à l’inverse de la laïcité à la française, qui a promu une religion de l’Etat pour se débarrasser d’une religion d’Etat historique, un catholicisme envahissant et intolérant. La Suisse vit très bien avec deux religions chrétiennes, catholique et réformée. Elles sont même subventionnées, bon gré mal gré par un quart de la population, de sentiment athée ou agnostique qui ne s’y oppose pas.
En Suisse on dispose ainsi de statistiques religieuses précises, parce que certains cantons financent les Eglises à proportion du nombre de leurs affiliés, et que ceux-ci versent une contribution supplémentaire à leurs impôts. Se déclarer fidèle d’une confession implique dans ce cas une contribution volontaire. Si des fidèles estiment que l’apport de leur Eglise ne compense plus leurs cotisations, ils sortent de celle-ci : cette comptabilité assez matérialiste en dit plus long que des statistiques imprécises sur la fréquentation dominicale.
Entre 2010 et 2018, la part des catholiques romains dans la population suisse a diminué de 3 points, s’élevant maintenant à 36,5%. Celle des réformés évangéliques a diminué davantage, de 5 points à 24,4%. A l’inverse, celle des musulmans a augmenté de 1 point à 5,2%, due plus à l’immigration qu’à des conversions. La part des communautés juives n’a pas changé. Mais celle des personnes sans appartenance religieuse, athées et agnostiques, a progressé le plus, de 8 points à 25 %. En simplifiant : un tiers de catholiques, un quart de protestants et surtout un quart de sans religion en forte croissance, qui sont même plus nombreux que les réformés.

Le nombre de sorties de l’Eglise catholique au niveau suisse, qui s’élevait à 20’014 en 2017, a augmenté de 25% en 2018, pour atteindre 25’366. Cette hausse répond aux informations sur des abus sexuels et spirituels commis au sein de cette Eglise à travers le monde et à l’inertie des autorités ecclésiastiques à leur endroit. L’Eglise réformée en Suisse a, elle aussi, dû faire face en 2018 à une augmentation du nombre des sorties comparativement à 2017, pour atteindre un total de 21’751 sorties.

Depuis 2013, le mariage religieux catholique a régressé d’environ 20% en 2018. Cette dernière année, sur le total des mariages civils conclus en Suisse, où au moins l’un des conjoints était de confession catholique, la proportion des unions célébrées à l’église atteignait 22%. Si les deux conjoints étaient catholiques, la probabilité d’un mariage à l’église s’élevait à 36%. Le mariage religieux ne relève plus du tout de l’évidence pour les catholiques, d’autant plus qu’il entraine de sérieuses complications ecclésiales en cas de divorce civil.

Le nombre des baptêmes catholiques entre 2013 et 2018 a baissé de 11%. En 2018, 18’568 baptêmes catholiques ont été dispensés soit 21% du nombre des naissances recensées en Suisse. Cette proportion d’enfants baptisés dans l’Eglise catholique est sensiblement plus faible que le pourcentage des catholiques au sein de la population suisse (36,5%). L’Eglise protestante est confrontée à une situation similaire. En 2018, son taux de baptêmes s’est élevé à 13% des naissances enregistrées en Suisse dans l’année, alors que le pourcentage des réformés au sein de la population atteint 24,4%.

A côté de l’appartenance déclarée à une confession et de la participation à son financement, il y a la réalité de la pratique. Contrairement à un sentiment largement répandu, les musulmans sont ceux qui pratiquent leur foi de manière la plus passive. Après les non-religieux, ce sont les communautés islamiques qui comptent le plus grand nombre de personnes ayant déclaré n’avoir jamais participé à un service religieux, au cours des douze mois précédant l’enquête. La proportion de personnes qui n’ont jamais prié au cours de cette même période de douze mois est également plus élevée chez les musulmans (40%) que chez les protestants (33%) et les catholiques (25%). On est donc très loin d’une islamisation massive de la Suisse, prototype d’une fake news qui a alimenté en 2009 la campagne pour l’interdiction des minarets, approuvée par 57,5% de la population.

Si la religiosité visible est en déclin en Suisse, elle retrouve une valeur plus personnelle : la moitié des personnes interrogées affirment que la religion joue un rôle important dans la détresse affective ou la maladie. Près de 50% des personnes disent également avoir recours à la religion dans leurs relations avec la nature et l’environnement ainsi que dans l’éducation des enfants. La vie spirituelle s’étiole bien moins que l’adhésion à une confession pourrait le faire croire. : il existe une forme de spiritualité laïque.

La froideur des chiffres ne dissimule pas la désaffection pour toutes les confessions historiques. Les Eglises auraient un intérêt vital à découvrir par des enquêtes approfondies ce qui détourne leurs fidèles. Le lien établi en Suisse entre le nombre de ceux-ci et les ressources financières des cultes devrait être un mobile puissant pour regarder la réalité en face.

L’impression qui domine est la mutation générationnelle, depuis une participation coutumière, sociétale, paroissiale aux activités ecclésiales, vers une spiritualité individuelle hors appartenance confessionnelle. Les Eglises n’auraient-elle pas rempli leur rôle séculaire ? Jusqu’à s’effacer devant la réalité d’une société civile, qui a adopté leur message en matière de respect des plus faibles, des plus pauvres, des moins bien portants, des « prochains » en un mot.

La Suisse est un exemple de société pacifiée, consensuelle, solidaire, paisible. Par le fédéralisme, elle donne le pouvoir aux instances locales ; par la concordance, elle intègre aux exécutifs tous les partis importants ; par la pratique de la consultation populaire, elle donne au peuple le pouvoir de souverain absolu. Bien sûr elle n’est pas parfaite, mais elle est aussi consciente qu’elle ne peut l’être. Ne pourrait-on  la considérer comme la moins mauvaise approximation du Royaume de Dieu sur Terre, prêché et prédit par les trois religions monothéistes ? On s’en gardera bien, car au bouquet de qualités mentionnées plus haut, il faut ajouter la modestie, la discrétion, la pondération.

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