Une chronique politique sans parti pris

Lausanne à l’ère de l’anticulture

Le Musée cantonal vaudois des Beaux-Arts (MCBA) a coûté 83,5 millions de francs, 40,7 % de ce montant étant financé par des dons privés. Il fut en partie appuyé dans sa création par une initiative légendaire du conservateur, à l’époque où quelques peintures étaient exposées dans des salles exigües du Palais de Rumine. Pour dénoncer ce manque de moyens, il mit en place une grève de l’exposition, des salles vides ou à peu près. A cette occasion il m’a ouvert la réserve et montré les richesses de celle-ci.

Il fallait manifestement un grand espace pour déployer ces trésors. D’où le bâtiment actuel. « Au rez-de-chaussée, un hall d’entrée majestueux intègre l’abside saillante de la halle historique et distribue les services tels que le restaurant, la librairie-boutique, l’auditoire ou l’espace médiation. Les deux niveaux supérieurs sont entièrement dédiés aux œuvres avec une aile pour l’accrochage permanent sur 1’700 m2 et l’autre pour les expositions temporaires sur 1’300 m2. Chaque aile bénéficie de salles basses et hautes, respectivement à 4,5 et 5,5 mètres de hauteur de plafond, et d’une variété d’éclairage, zénithal et latéral. »

Or, une visite dans son état actuel révèle beaucoup de places perdues, des salles complètement vides et une conception homéopathique, microscopique, minimaliste des œuvres exposées. Le MCBA conserve à ce jour un peu plus de 10’000 œuvres. Le legs du Dr Henri-Auguste Widmer comporte des œuvres essentielles de l’impressionnisme, du symbolisme et du post-impressionnisme. Degas, Renoir, Cézanne, Vuillard, Bonnard, Denis, Rodin et Maillol dialoguent désormais avec les Suisses François Bocion, Eugène Burnand, Ernest Biéler, Louise Breslau, Ferdinand Hodler, Giovanni Giacometti, et Marius Borgeaud. La Fondation Félix Vallotton possède la plus grande collection d’œuvres de Félix Vallotton (plus de cinq cents pièces. Or, si on ne peut pas dire que rien de ces richesses ne soit exposé, on est frappé par la rareté de leur accès par le public. Pour accéder à ces œuvres, nous faisons la proposition que le public ait le droit de visiter les réserves.

En revanche on découvre beaucoup « d’installations », c’est-à-dire d’objets quelconques dont « l’artiste » a décrété que c’était une œuvre d’art. Le prototype de cette contre-culture est le célèbre urinoir renversé de Marcel Duchamp, baptisé Fontaine et exposé en 1917. L’artiste n’est plus obligé d’apprendre les techniques de son art, car il proclame que la culture est ce qu’il veut qu’elle soit. Mieux encore, l’incompréhension de ses contemporains est devenue le critère de l’artiste véritable. Ce n’est plus une tentative de mettre en scène quelque chose qui soit beau mais qui soit plutôt hideux, qui ait un sens mais qui n’en ait pas. Or, à partir du moment où l’on proclame que rien n’est beau ni laid, que tous les goûts se valent, on en arrive inévitablement à prétendre que le bien et le mal s’équivalent, que ce sont des convictions bourgeoises des siècles antérieures. C’est ainsi que chaque Révolution a mené invariablement à une Terreur

Dans le MCBA, une salle entière illustre ce délire. À l’aide de matériaux pauvres, panneaux en bois, tables pliantes, tissu rouge, photocopies, carton, plastique, feuille d’aluminium, Thomas Hirschhorn pratique le « bricolage » à grande échelle, « au service d’un travail concis, énergique, immédiatement efficace, sans hiérarchie, où tout est relié et où les aspects formels découlent de l’urgence du message à transmettre. » Sa devise est révélatrice : « Énergie=oui ! Qualité=non ! ». Le message saute aux yeux. Cette décharge représente le monde dans lequel nous vivons. Merci, on le savait. Merci de nous enfoncer dans le désespoir.

Une vaste sous-culture alimente le marché mondial à base de séries télévisées débiles, de jeux électroniques infantiles, de musiques médiocres, de modes grossières, de nourritures frelatées, pour ne pas parler de l’anti culture de la pornographie, du trafic de drogue et du tourisme de masse. Cette débauche draine des capitaux importants, qui manquent pour la création artistique authentique. On souhaiterait plutôt une culture mondialisée, qui s’incarnerait dans des œuvres de grande valeur. Mais les gouvernements nationaux sont indifférents face à ce vaste marché sur lequel se développe une contre-culture basée sur l’exploitation de la crédulité, de la violence et du mercantilisme. Il en résulte que notre survie mentale, qui se nourrit de culture, dépend dans une large mesure du passé. Les musées de peintures des siècles antérieurs, le Louvre mais chez nous l’Ermitage et Gianadda, sont saturés de visiteurs.

De même, le répertoire des concerts symphoniques de qualité s’arrête en 1950 parce que les compositeurs contemporains font fuir le public. On n’a jamais imprimé autant de livres, mais les chefs d’œuvre sont rares. Depuis un siècle, nous n’avons rien produit qui se compare à la chapelle Sixtine, à la Passion selon Saint-Mathieu ou à la cathédrale de Chartres. La culture authentique est devenue une ressource en voie de tarissement, tout aussi non renouvelable que le pétrole. La production contemporaine d’œuvres d’art est gouvernée par une coterie snob et par le marché financier.

À l’inverse des siècles précédents, ce que l’on appelle la culture ne s’efforce plus de donner du sens à la vie ordinaire. Elle ridiculise la société en montrant que la vie n’a pas de sens et qu’elle repose sur une exploitation de l’homme par l’homme. En fin de compte tout est absurde, à commencer par la vie. Telle semble être la conception à la base du MCBA. Ce n’est pas la nôtre.

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