Une chronique politique sans parti pris

La science peut-elle entrer en politique?

En soutenant Extinction Rebellion dans la presse, une centaine de scientifiques ont irrité le monde politique. La droite extrême, cela se comprend, puisqu’elle nie la transition climatique et qu’elle ne supporte pas cette contradiction qui rend sa position non crédible. Même la gauche s’inquiète de voir le monde académique soutenir un mouvement prônant la désobéissance civile. La rectrice de l’UNIL trouve la démarche maladroite.

Ces réactions soulèvent une question très globale et donc insoluble : un scientifique employé dans une université, c’est-à-dire par les pouvoirs publics, peut-il intervenir dans un débat politique, en particulier en soutenant un mouvement de rupture du contrat social. En Union Soviétique, il y eut des dissidents de cette espèce : Andrei Sakharov, Alexandre Soljénitisine, Jaurès Medvedev, Mistlav Rostropovitch, Alexandre Zinoviev, Boris Pasternak. De son côté, Albert Einstein, professeur à Berlin et Prix Nobel, s’exila lors de la prise de pouvoir des nazis et suscita le projet de bombe nucléaire des Etats-Unis, non sans débat éthique. C’est une sorte de réflexe : les intellectuels, artistes ou scientifiques, s’insurgent contre les dictatures, qu’elles soient explicites ou non.

Bien entendu, la Suisse ne rentre pas dans cette catégorie. C’est une démocratie directe où en dernière analyse le peuple a le dernier mot. S’insurger contre la politique nationale revient à remettre en cause ce régime. Cependant les scientifiques suisses ne sortent pas du bois à tout propos. Ils auraient de quoi le faire au sujet de nos relation avec l’UE, du système de pension ou de l’assurance maladie : un démographe a toute la compétence pour proclamer que l’âge de la pension doit être reculé si on veut tenir les promesses faites en la matière. Mais il s’en abstient.

Or, la transition climatique n’est pas un objet politique comme les autres. L’enjeu ne serait rien moins que la survie d’une humanité d’une dizaine de milliards d’individus. Il ne s’agit pas d’une affaire nationale, car elle ne peut être résolue que par un accord contraignant de droit international, qui profanerait la farouche indépendance helvétique. Cela ne concernerait pas la politique à la petite semaine. Cela transcenderait le débat ordinaire.

On peut dès lors poser la question : si les scientifiques ont une perception plus exacte et plus objective du problème que le gouvernement ou le parlement, s’ils estiment que le laisser-aller actuel est l’équivalent d’une décision dictatoriale, celle des lobbys de l’économie, ont-ils le droit, voire le devoir, de soutenir l’insurrection non violente de la jeunesse ?

La réponse n’est pas évidente car nous sommes dans une zone grise. Il est difficile de prévoir exactement l’amplitude du bouleversement à venir. Le niveau des océans va-t-il monter d’un ou de dix mètres ? La production de nourriture va-t-elle suffire à l’alimentation d’une population de dix milliards ? Chaque pays gardera-t-il le droit de fermer ses frontières face à une marée de réfugiés, comptés par dizaines ou centaines de million ? La pénurie de ressources pourrait-elle déclencher une guerre mondiale ? Le pire n’est pas sûr, mais il n’est pas chimérique.

Il est impossible de répondre scientifiquement à ces questions. Mais il est du devoir d’un expert de les poser en soulignant que les réponses pourraient être pires que tout ce que l’on imagine. Dès lors, les jeunes ont raison de manifester avec les moyens qui sont les leurs, par exemple en bloquant la circulation. Et ceux qui mesurent la gravité de la situation par leur métier ont une tendance normale à les soutenir. De ce fait, ils énoncent un constat de carence des institutions, incapables de gérer cette transition, qui inquiète légitimement ceux qui vont devoir la subir. Car la démocratie directe restreint les mesures, qui seraient nécessaires, à ce que le peuple souverain peut admettre, manipulé par des campagnes de désinformation. Il est légal de diffuser un toutes-boites qui nie le réchauffement climatique. Est-il illégal de manifester pour rétablir la vérité ? Telle est la question.

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