Une chronique politique sans parti pris

De quoi nous plaignons-nous?

Une pathologie courante en Suisse pourrait être appelée « suissitude », par analogie avec vicissitude et béatitude. En risquant une définition, on pourrait dire que c’est la vicissitude de la béatitude, le malheur de l’homme trop satisfait, la souffrance psychique de l’homme en bonne santé physique, la pénible désillusion de la seule réussite matérielle. Quand les besoins essentiels sont amplement fournis, on ne convoite plus rien. En vivant sans désir, on ne vit pas vraiment. La quête régulière des hommes – de nourriture, de logement, de travail, de soins, de sécurité, d’instruction, de liberté – vient-elle à manquer, elle ne masque plus une lacune importante, plus fondamentale, plus vitale, la recherche de sens, l’aspiration au salut, qui signifie l’échappée au destin banal de l’humain..

En évacuant leur pays de l’Histoire tragique des hommes, les Suisses se sont exclus du destin commun. En se fixant des objectifs simples, ils les ont atteints, parfois non sans difficultés. En évacuant les problèmes, ils perdu la capacité de les résoudre. En décantant la plupart des perceptions déplaisantes par l’éducation, la culture, les coutumes, la religion, ils n’ont laissé subsister rien qui puisse étonner, voire scandaliser. En tenant l’étranger à distance, aussi bien dans les relations internationales que dans les procédures de naturalisation, ils ont perdu l’opportunité de se confronter à l’autre. En définissant un citoyen modèle, propre sur sa personne, méticuleux dans son logis, conforme dans ses opinions, assidu dans son travail, ponctuel dans son horaire, ils n’ont visé rien que d’ordinaire et de souhaitable, mais avec un tel souci d’excellence que cela en devient angoissant. Car les autres s’en sont révélés incapables. C’est bien pour cela qu’ils sont autres. Ils sont tout simplement des humains imparfaits, qui sont conscients de leur imperfection et qui n’essaient pas de la réduire.

Comme l’obsession helvétique est la sécurité, il faut protéger la Suisse. Mais de quoi exactement ? Presque de tout être humain qui n’est pas Suisse. On peut accepter les Scandinaves, qui sont tout autant démocrates, les Anglais, qui sont si bien élevés, les Américains, qui sont si puissants, les Saoudiennes voilées qui achètent des montres de prix. Mais les autres, les pires « autres » !

Les Kurdes, les Erythréens, les Afghans sont inassimilables. Il est impossible de les intégrer, maitre mot de la procédure de naturalisation. Si on en tolère plus qu’une infime minorité, si on ne les parque pas dans des hôtels désaffectés, des casernes, des refuges de haute montagne, ils finiront par diluer l’essence du pays. Qu’ils se noient dans la Méditerranée sur le chemin, c’est effroyable, mais cela a un sens. C’est la sanction symbolique du projet insensé de devenir Européen quand on est Africain. C’est leur faute et non la nôtre.

 

Les artistes ont décelé depuis longtemps la faille du perfectionnisme. Des films comme La Salamandre, Les faiseurs de Suisses, L’invitation, La forteresse, Les grandes ondes, Mais in Bundeshuus, Home, mettent en scène un malaise existentiel, la difficulté d’être humain tout simplement. Il est frappant de constater que l’œuvre scandinave d’Ingmar Bergman avec ses films comme Cris et chuchotements, Scènes de la vie conjugale, rejoint la même inspiration. Il en est de même de la littérature avec Max Frisch, Friedrich Dürrenmatt, Charles-Ferdinand Ramuz, Corinna Bille, Anne Cuneo. Le héros devient malade d’être en trop bonne santé, mécontent de ne manquer de rien, inquiet de vivre en démocratie, trop bien soigné, trop bien formé, trop bien logé.

 

L’essence même de la suissitude a été distillée dans un livre rare dont on ne sait trop s’il est une autobiographie ou un roman. Il s’agit de « Mars » dont l’auteur est un certain Fritz Zorn. La première phrase dit tout le sujet : « Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul… » Fils d’une famille patricienne de Zurich, celui qui a écrit ce livre sous un pseudonyme fut ce qu’on appelle un enfant bien élevé. Dans la somptueuse villa, au bord du lac, régnait l’entente parfaite et cet ennui aussi, qui tient à la bienséance. Jamais les contraintes et les tabous qui pèsent, aujourd’hui encore, sur les esprits soi-disant libres n’ont été analysés avec une telle pénétration ; jamais la fragilité de la personne, le rapport, toujours précaire et menacé, entre le corps et l’âme, qu’escamote souvent l’usage commode du terme « psychosomatique », n’a été décrite avec une telle lucidité, dans une écriture volontairement neutre, par celui qui constate, très cruellement, qu’il a été « éduqué à mort». Il mourut à trente-deux ans.

 

Beaucoup de pays, même tout proches de nous, échouent visiblement. Il suffit de passer une frontière pour que le revenu moyen soit divisé par deux, pour que l’espérance de vie soit inférieure, pour que le taux de chômage soit multiplié par deux ou par trois. Est-ce que nous méritons notre réussite ? Chacun y donnera une réponse différente. Mais la question sous-jacente est encore plus angoissante : est-ce une véritable réussite ?

 

 

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