Une chronique politique sans parti pris

Un baptême de papier

 

 

Un heureux hasard a voulu que j’épouse une Française. Dans la corbeille de mariage, la République, bonne fée, avait glissé un cadeau imprévu, la possibilité de me naturaliser Français, ce que je choisis séance tenante. Le consul adjoint de Lausanne me fit endosser la nationalité française au terme d’un discours d’une grande sobriété “Signez là !” Il suffisait de dire oui pour devenir le citoyen d’un État prestigieux.

Je fus aussitôt versé dans la réserve de l’armée française, avec un ordre de route pour le dépôt de Perpignan en cas de conflit. J’adore cette ville, le climat est excellent, la cuisine colorée et la distance maximale par rapport au front.

Je couvais des yeux mon livret de famille, mon passeport, ma carte d’immatriculation, tous ces signes extérieurs de mon appartenance à une aussi glorieuse nation. Malencontreuse vanité, dont je fus vite châtié.  

Un jour, on me sollicita comme administrateur d’une société française en demandant une photocopie de ma carte d’identité. Cela avait l’air normal, au point que je donnai distraitement un coup de téléphone au consulat français, afin qu’il me procure cette carte d’identité. Avec ce document supplémentaire, je me sentirais encore un peu plus français.

En fait, je ne l’étais pas du tout. Le consul m’apprit que seule comptait la carte d’identité. Un passeport ne suffisait pas pour être français. Un passeport ne possédait pas plus de valeur probante qu’un billet de chemin de fer. C’était au mieux une présomption de nationalité française, pas une preuve.

Il ne suffisait donc pas que j’aie accepté la nationalité française sur la proposition du consul de France. En tant que fonctionnaire, il n’avait pas le droit de s’en souvenir : cette plage d’amnésie sélective provenait des servitudes de sa fonction. En revanche, il retrouverait tout de suite la mémoire si j’exhibais une attestation de nationalité française que seule pourrait me délivrer une administration, sise à Nantes, qui recense tous les Français de l’étranger.

J’écrivis donc à Nantes pour obtenir cette attestation. Au bout de six semaines, je reçus en retour un formulaire, muni d’une signature illisible, selon lequel il me fallait fournir un certificat de nationalité, délivré par le consulat où j’étais immatriculé avant de recevoir en échange une attestation de Nantes.

Je me rendis au consulat de France à Lausanne pour obtenir ce certificat. Le consul me répondit qu’il ne pourrait me le procurer qu’au vu de ma carte d’identité, celle pour laquelle précisément je demandais l’attestation à Nantes. La situation paraissait sans issue. J’en fis la fine observation au consul, qui me félicita d’avoir découvert un des cercles vicieux du droit administratif français.

Comme je ne tenais pas à en devenir expert, mais à être citoyen français, je lui demandai comment en sortir. Le consul me communiqua la recette, que je n’aurais certainement pas découverte tout seul. Il fallait que je me rende au tribunal d’instance le plus proche, c’est-à-dire Annemasse pour y obtenir, au vu de mon passeport, réputé nul, un acte de nationalité française. En présentant au consul cet acte, sans aucune valeur en lui-même, il pourrait me rédiger un certificat. Celui-ci transmis par mes soins à Nantes m’obtiendrait une attestation de nationalité. Sur présentation de celle-ci, le consulat me délivrerait une carte d’identité.

Un papier sans valeur, le passeport, engendrait un acte, qui donnait naissance à un certificat, qui garantissait une attestation, qui se muait en carte d’identité. Le géniteur de la carte était le passeport à la quatrième génération. A chaque étape, le papier prenait une consistance croissante. Seul un authentique citoyen français était susceptible de réussir ce parcours du combattant. Le baptême de la République n’était ni celui de l’eau, ni celui du sang, ni celui du feu, mais celui du papier.

Je téléphonai au tribunal d’Annemasse pour savoir de quels documents il convenait que je me munisse pour obtenir l’attestation qui déclencherait le processus. La téléphoniste répondit qu’il n’était pas question de divulguer ce renseignement par téléphone et qu’il fallait que je me présente au tribunal pour l’obtenir.

Je partis sur le sentier de la guerre, muni de tous les documents possibles. Arrivé à Annemasse, j’abordai la téléphoniste qui s’occupait de la réception et qui jouissait de la prérogative de m’accorder l’attestation. Ses pouvoirs paraissaient sans limites : apparemment, les juges ne jouaient dans ce tribunal qu’un rôle supplétif. D’une voix rogue, cette personne me récita la liste des documents que je devais produire. A sa consternation, je les exhibai tous.

Rageusement, elle empoigna une machine à écrire, modèle 1900, et commença à compléter un formulaire avec deux doigts, sans doute pour ne pas user les autres. Quand la rédaction du document fut terminée, d’un geste décidé elle l’enferma dans un tiroir qu’elle verrouilla.

– Et mon attestation ? demandai-je.

– Vous ne voulez pas que je vous confie l’original ?

– Je demande simplement deux copies.

– Deux ! Cela vous coûtera deux francs par photocopie.

L’attestation fut sortie de son tiroir pour être photocopiée. Le prix de cette ultime démarche s’élevait à quatre francs. Je produisis une pièce de dix francs. La préposée prétendit n’avoir pas de monnaie et serra farouchement les documents contre sa maigre poitrine, craignant à juste titre que je les lui arrache.

En fin de compte, un bistro voisin consentit à me rendre quatre pièces d’un franc contre ma pièce de dix francs et la commande d’un quart Vichy, que j’évitai de boire, esprit de résistance oblige. Là réside l’insondable génie du peuple français : le gargotier pallie les défaillances de l’énarque.

Ce fut ma première leçon citoyenne : en France, le service public désigne le public au service des fonctionnaires. C’est pourquoi je me mis en quête d’un pays où les citoyens auraient le pouvoir.

 

 

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