Une chronique politique sans parti pris

Les privilèges du poisson rouge

J’ai un grand jardin (hérésie par rapport à la nécessité de densifier) et au milieu un petit bassin (de fait illégal). En effet, j’y entretiens, en contravention avec la loi, trois poissons rouges. Je l’ignorais et je l’appris à mes dépens.

 

Au printemps dernier, les trois poissons avaient disparu. Je me doutais que les chats du voisinage et surtout un héron trop familier en portaient la lourde responsabilité. Pour remplacer ces poissons, qui font la joie des enfants et ma coupable fierté, je me déplaçai dans une grande surface d’Etoy, réputée pour ses aquariums. Par crainte d’un procès, je me garderai bien de la nommer, car elle est plutôt d’humeur procédurière.

 

Abordant un vendeur qui avait l’air tout à fait normal, je formulai civilement ma demande de trois poissons rouges. Le préposé me jeta aussitôt un regard noir de suspicion et me demanda quel était le volume de mon bassin. Je n’en avais pas la moindre idée. A tout hasard, j’annonçai cinquante litres. Dans ce cas, me dit-il, je méritais au mieux d’acquérir un poisson et non trois. En effet chacune de ces petites bêtes, dont la dimension à l’achat est de l’ordre de deux centimètres, nécessite cinquante litres d’eau pour se sentir à l’aise. La loi le précise, prétendit-il. D’ailleurs la vente d’un poisson isolé est à la frange de la légalité, car ces bêtes aiment de se déplacer en bancs, ce qui est impossible tout seul. Le confort psychologique de mon poisson en souffrirait.

 

L’aquarium du magasin en contenait une vingtaine dans un volume bien inférieur à cinquante litres. J’en fis l’impudente remarque au vendeur qui me rétorqua que le magasin jouissait d’une dérogation, puisque ces petits poissons rouges n’étaient pas destinés à grandir dans le bocal. Tandis qu’un poisson rouge adulte atteint quinze centimètres et c’est pour cela qu’il faut prévoir un espace de cinquante litres dans un bassin.

 

A ce moment, je commis une lourde erreur en avouant mon forfait : mes poissons rouges ne pouvaient atteindre quinze centimètres, car un prédateur, le héron, les consommait auparavant, au bout d’un an ou deux.

 

L’horreur se peignit sur le placide visage du vendeur. Il n’avait jamais envisagé ce dénouement. Apparemment il ignorait jusqu’à la diététique des hérons. Sans le moindre ménagement, il m’annonça que, puisque mes poissons étaient mangés par un héron, je n’en recevrais aucun. Je pouvais encore estimer heureux qu’il ne me dénonce pas au vétérinaire cantonal pour mauvais traitement et cruauté à l’égard des animaux.

 

Sottement je ne résistai pas à la tentation d’argumenter encore. Car, en fin de compte, dis-je, ce vétérinaire se doit de protéger tous les animaux, y compris les hérons, bien obligés de pêcher des poissons pour survivre. Certes, répondit mon obstiné interlocuteur, mais pas des poissons rouges qui sont de animaux domestiques de compagnie. Les hérons sont faits pour se nourrir de poissons sauvages. C’est du reste meilleur pour leur santé.

 

J’appris ainsi qu’il y avait, selon la loi ou les préjugés en cours, des poissons rouges d’extraction suisse, non comestibles, et des perches du lacs de nationalité indéterminée destinées à finir dans l’assiette des restaurants par douzaines. Les poissons domestiques ont droit à une mort naturelle et à une sépulture digne. Les poissons sauvages ont le tort de ne s’être pas fait naturaliser. Ils sont en quelque sorte les SDF sans papiers du règne animal

 

Comment expliquer cette subtile distinction à un héron ? Le vendeur haussa les épaules et me conseilla sarcastiquement de monter la garde jour et nuit au bord du bassin. En fin de compte, la seule solution était de ne pas mettre de poissons rouges dans un bassin et encore moins dans un bocal, en résumé nulle part, sauf dans l’aquarium du magasin. Je soupçonne depuis ce vendeur d’être tombé amoureux de ses poissons rouges et de refuser tout simplement de s’en séparer.

 

Cependant les hérons ne sont-ils pas tout aussi sauvages que les perches ? Pourrait-on ou même devrait-on les abattre, s’ils s’en prennent à des poissons rouges. Nenni ! Ils sont protégés par la loi ! Ils entrent dans une catégorie spéciale, soutenue comme le héron, le loup et le castor. Ces volatiles sont analogues à cette catégorie d’étrangers, dûment protégés, au bénéfice d’un forfait fiscal, qui sans être Suisses sont néanmoins riches, très riches.

 

Douze années de travail législatif à Berne m’ont durement enseigné qu’il n’y a pas de relation obligée entre la logique et une loi. Si la législation ne visait que le bon sens, on pourrait s’en passer et s’en remettre à l’intuition. La loi est par nature compliquée. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Il faut donner du travail aux avocats, autre espèce protégée.

 

Depuis quelques années, la législation suisse protège donc les animaux qui ne sont plus considérés comme des choses, mais des êtres sensibles. On ne peut qu’humblement s’en réjouir. Il a donc fallu créer une législation protectrice à à partir du néant. C’est pourquoi, à l’image du statut des humains, on range les animaux dans trois catégories distinctes : le citoyen lambda équivalent du poisson rouge, normalement écrasé de prélèvements obligatoires ; le riche privilégié similaire au héron qui en paie moins ; le clandestin sans papier et sans droits, assimilable à une perchette.

 

Pour orner mon petit bassin je vais essayer de me procurer des perches du lac Léman, pêchées du côté français. Le héron ne fera pas la différence.

 

Mais je me réjouis de découvrir à quel point la Suisse protège les animaux. A fortiori, elle protège donc encore mieux les humains. Il doit bien exister une loi qui prévoit le nombre de mètres carrés d’un logement pour bêtes humaines. Il y a certainement un bateau sous notre pavillon qui recueille les naufragés de la Méditerranée. Nous les accueillons sur notre territoire comme si c’étaient des poissons rouges. Notre attention à l’égard des animaux s’étend jusqu’aux hommes, car l’antispécisme est l’amorce d’un humanisme.

Quitter la version mobile