Une chronique politique sans parti pris

Le déni de réalité, couteau-suisse de la politique

 

La série télévisée Tchernobyl a eu un succès inattendu, sanctionné par une audience explosive. Elle relate, épisode après épisode, non seulement la lutte des sauveteurs sacrifiés, pompiers, mineurs, soldats, mais aussi et surtout l’attitude lâche et absurde des autorités, dans la centrale, dans la région, au gouvernement de l’URSS. Cette série constitue une métaphore des relations du pouvoir politique avec la réalité. Si le directeur n’avait pas été promu pour son orthodoxie marxiste plutôt que pour sa compétence, l’accident ne se serait pas produit. Si les autorités locales n’avaient pas nié l’évidence, la population de Pripiat eût été évacuée tout de suite et le retard n’eût pas entrainé tant de morts. Leur nombre est et restera inconnu, jamais dévoilé, entre quelque milliers et cent mille. Cette réalité (pour les défunts) est insupportable pour les responsables, qui la cachent pour mieux la nier même aujourdhui. Le seul bénéfice de ces sacrifices fut l’effondrement du régime soviétique et la disgrâce du communisme dans le vaste monde. Au nom de l’excellence supposée du marxisme, les décideurs furent aveuglé : un ingénieur communiste ne pouvait par définition commettre d’aussi lourdes erreurs ; elle n’avait donc pas été commise.

Le déni de réalité est une posture courante dans la pensée de gauche qui suppose qu’il existe un citoyen vertueux, apte à travailler pour la gloire de l’Etat en se contentant de miettes. A droite, on cultive l’illusion inverse que le marché laissé à lui-même règlera tous les problèmes, si l’Etat ne s’en mêle surtout pas. Malgré les fantasmes de la gauche et de la droite, il n’y a pas plus de citoyen vertueux que de marché parfait. La réalité est à mi-distance de ces deux fictions.

Ces deux dénis de réalité typiques se reproduisent continuellement en politique, même helvétique. Il y a toujours quatre centrales nucléaires en Suisse à proximité de grandes villes qui sont à merci d’une erreur humaine ou d’un accident naturel : le déni de réalité consiste à estimer qu’aucun ingénieur suisse ne commettra jamais d’erreur ; c’est la version nationaliste de la posture marxiste en Union soviétique.

Il y a toujours au Palais fédéral une grande ignorance, réelle ou feinte, du réchauffement climatique. Aucune mesure sérieuse n’a été prise. Le peuple ne l’accepterait pas. Comme il est souverain, ni le parlement, ni le conseil fédéral n’osent le contredire. C’est le déni de réalité propre aux courtisans.

Dans la gestion des affaires les plus ordinaires, le déni de réalité permet aussi d’esquiver la solution de problèmes insolubles en se persuadant soi-même qu’ils n’existent pas. La précarité du système des pensions en est le meilleur exemple. L’AVS dans son principe revient à distribuer chaque année aux retraités les cotisations des actifs. Ce principe est réaliste et fonctionnel aussi longtemps qu’il y a quatre travailleurs pour un pensionné. Si celui-ci touche 60% du salaire moyen, la charge des cotisations n’est que de 15%, réparties astucieusement et artificiellement entre patron et employé.

Le principe serait toujours applicable si l’espérance de vie à la prise de pension ne changeait pas. Or, pour donner suite aux progrès de la médecine, l’espérance de vie à 65 ans est passée de dix à vingt ans. La réalité impose donc de reculer de dix ans la prise de pension. Ou bien de doubler les cotisations. Ou bien de diviser par deux les pensions. Comme aucune de ces trois démarches ne plait au peuple, comme la réalité est insupportable, on fait comme si de rien n’en était, on chipote un peu sur les cotisations, on augmente un peu la TVA qui rogne sur les pensions, on ne touche surtout pas à l’âge de la pension car la sanction par les électeurs serait terrible. La seule solution efficace, réaliste, durable est niée. Et on continue à supporter un déficit qui va croître.

Même déni pour la médecine dont on voudrait comprimer les coûts en la rationnant, mais sans que cela soit trop visible. Même déni pour la sécurité nationale que l’on prétend assurer avec une armée, parfaite pour les conflits du passé, en niant l’existence de dangers bien plus réels et bien plus inquiétants. Même déni pour la relation avec l’UE, puissance de 500 millions d’individus auxquels on prétend imposer les caprices d’un petit pays de huit millions.

Le déni de réalité est la posture la plus confortable pour un individu, pour un couple, pour une entreprise, pour un parti, pour un pays. C’est un rêve éveillé, c’est l’attitude des enfants affrontés aux tourments de l’adolescence et de l’âge adulte. Beaucoup de politiques prétentieuses ne sont que des enfantillages. Plus loin, lorsqu’il est trop tard, c’est une sédation profonde et continue avant la disparition.

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