Une chronique politique sans parti pris

Nous n’irons plus au théâtre, les lauriers sont coupés

Le théâtre est une activité précieuse dont les adeptes attendent beaucoup, peut-être trop : divertissement, rire, attendrissement, passion, fascination, révélation. Tout peut y arriver. Mais parfois très peu, voire rien, parce que la recette rate, la formule déçoit, les comédiens dépitent. Il n’y a pas de réussite sans prise de risque. C’est la règle du jeu.

Quand on assiste contraint et forcé à une débâcle, la situation devient vite angoissante. Il y a un geste qui ne trompe pas. Si on regarde sa montre après dix minutes, c’est que l’on s’ennuie et c’est bien le seul réflexe qu’un spectacle ne peut se permettre. Mais on est coincé au milieu du rang et on ne peut s’enfuir qu’en dérangeant toute la rangée. Par politesse élémentaire à l’égard des comédiens en scène, on s’en abstient. Alors on s’enfonce dans une sorte d’hypnose, les yeux et les oreilles se ferment et on doit lutter contre le sommeil. Et cela dure, parfois deux heures. Et parfois on s’endort et on émet une amorce de ronflement, qui suscite l’indignation des voisins. Puis d’autres dormeurs, plus loin commencent à émettre des vrombissements. Et la salle ressemble à une ruche.

Le théâtre est une forme collective de l’amour. S’il n’y a pas le goût, il y a tout de suite le dégoût.
Or, Lausanne est de plus en plus envahi par des spectacles à la mode. Laquelle ? On ne sait pas, sinon que le metteur en scène ne se fixe aucun des objectifs traditionnels. Il ne vise ni à faire rire, ni à émouvoir : il va créer. Il va démontrer qu’il fait ce qui ne s’est jamais fait. Il va innover, il va surprendre, il va étonner. En fait il ennuie.

La recette pour une représentation réussie est bien connue : un texte d’un bon écrivain, un metteur en scène qui sert ce texte et qui ne s’en sert pas pour se faire valoir, des comédiens talentueux, voire un bon décorateur et un costumier. Peut-être un peu de musique.

La recette pour ennuyer est exactement l’inverse. Pas de texte sinon celui qu’improvisent les comédiens ou que compose le metteur en scène, parce qu’ils croient faire mieux qu’un auteur consacré. On aura des représentations d’après Shakespeare, ou Molière, ou même la Bible. Surtout pas d’intrigue, pas de suspens, rien qui puisse soutenir l’intérêt. Un décor minimaliste façon décharge publique ou ruine après bombardement. Des costumes sales ou, mieux encore, la nudité intégrale.

Jusqu’à présent un théâtre lausannois, le Kléber-Méleau résistait à cette funeste mode. On se souvient des cinquante classiques mis en scène par Philippe Mentha. Ce théâtre vient de rejoindre la conspiration de l’ennui avec « Un instant » selon Marcel Proust, choisi comme otage dans cette cabale. Deux comédiens divaguent dans une sorte de hangar, marchent à petit pas, jouent avec une prudente lenteur, à certains moments marmonnent jusqu’à être inaudibles, mâchonnent des extraits d’« A la recherche du temps perdu » mélangés à la triste histoire d’une réfugiée vietnamienne. La salle n’était qu’à moitié pleine et les applaudissements furent tout juste polis.

On est d’abord triste pour les comédiens qui ont consenti un énorme travail en aboutissant à cet échec. On est aussi personnellement fâché, parce qu’en sus du prix du billet, on a payé avec ses impôts des subsides à ce pensum : la commune d’Ecublens verse cette année 86 600 CHF au Kléber-Méleau. Et neuf autres communes participent à hauteur de leur population. En passant, on peut rappeler que l’opéra suit cette mode et qu’un metteur en scène se sentirait déshonoré s’il suivait le livret. On a trop vu des « Carmen », réjouissante espagnolade, transposées dans des décharges publiques avec un chœur de chiffonniers et des contrebandiers transformés en dealeurs..

Le signataire de ces lignes fait partie de ceux qui approuvent et encouragent le soutien des pouvoirs publics à la culture. Car celle-ci est intimement liée à la politique et au bien commun. Ce n’est que par la culture que les grandes causes finissent par s’imposer : « le Mariage de Figaro » a suscité la Révolution française ; « Germinal » a soutenu la révolte sociale. Il ne peut donc accepter cette dérision de théâtre financée par les impôts de tous. En particulier, les élèves de nos écoles ont le droit absolu d’être initié aux classiques de notre littérature. On chercherait en vain dans la production actuelle de quoi les former.

En célébrant le culte de l’inculture, les artistes mettent en scène le non-sens de la politique.

 

Quitter la version mobile