La rocade au sein du Conseil fédéral pour donner suite à l’élection de deux conseillères ne fut pas sans peine. Le résultat final est curieux. Un vigneron s’occupe de la formation et de la recherche ; une professeure de piano des transports et télécommunications ; un médecin de la diplomatie ; une juriste de l’armée ; un paysan des finances ; un économiste de la santé et du social ; une traductrice-interprète de la justice et police. En parcourant cette liste on éprouve le sentiment qu’une rocade plus intelligente aurait placé Cassis à la santé, Amherd à la justice, Sommaruga à la formation, Berset aux finances, Sutter à la diplomatie, etc…Il n’est pas tout à fait inutile pour gouverner de connaître le métier que l’on va gérer. Sinon, si on n’y connait rien, on est à la merci des fonctionnaires du département, on donne à l’administration un pouvoir démesuré, en certaines circonstances on se fait rouler par les lobbys extérieurs, on ne gouverne pas en un mot. Et c’est bien le but.
Les ministres sont élus individuellement par les deux chambres réunies à la majorité absolue, ce qui signifie que des votes proviennent de tous les partis quel que soit le parti de l’élu. C’est donc un fantôme de gouvernement : sans chef, sans programme préalable, sans équipe ministérielle cohérente, sans majorité parlementaire. Selon les normes habituelles, c’est plutôt une délégation parlementaire. Le Conseil fédéral n’est pas un gouvernement au sens habituel du terme, regroupé autour d’un programme ambitieux : il peut gérer les affaires courantes, il est recruté pour ce faire parmi les personnalités les plus consensuelles, les moins affirmées et les moins compétentes. Mieux vaut être David que Goliath.
Le Conseil fédéral, jouant le rôle d’un gouvernement, est réduit à sept membres, pour des raisons d’économie et de méfiance. Selon le principe de concordance, ils représentent tous les partis importants et toutes les régions, proportionnellement à leur représentation parlementaire. Ce gouvernement de coalition ou d’unité nationale ne dépend pas d’une majorité parlementaire. Il repose sur une conviction profonde inscrite dans le principe de concordance : il ne peut y avoir une majorité et une opposition, tous les partis sont égaux, tous doivent exercer le pouvoir exécutif.
Si la politique helvétique est singulière, les politiciens suisses ne se distinguent guère du modèle universel. Le défi consiste à construire le pays avec le tout-venant humain, à ramasser n’importe quel galet pour en faire la pierre angulaire, à incorporer le péché lui-même dans l’œuvre de salut. Et principalement à consentir tellement peu de pouvoir aux dirigeants qu’ils ne peuvent guère faire de tort.
Faute d’une cohésion inexistante, le Conseil fédéral bute sur les problèmes les plus graves : il ne parvient ni à les prévenir, ni à leur donner une solution réfléchie. Cette approximation de gouvernement ne jouit forcément pas de la cohésion nécessaire pour des décisions impopulaires en situation de crise : des dossiers récurrents sont en souffrance perpétuelle : les pensions, la santé, la formation, les relations avec l’UE. La pensée de l’exécutif s’énonce ainsi : mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner. A force d’attendre, certains problèmes deviennent solubles ou même ne se posent plus. Un excellent principe de politique dit que s’il n’est pas urgent de légiférer, il est urgent de ne pas légiférer
Le Conseil fédéral manque aussi des moyens en personnes. Un conseiller fédéral a droit à un seul collaborateur personnel. Sans cabinet recruté par ses soins, il ne peut tenir tête à l’administration. Pour faire des économies, un seul Conseiller fédéral gère à la fois la Sécurité sociale, la Culture et la Santé. Il n’a pas le temps matériel de maîtriser tous les dossiers et doit se satisfaire de proposer des initiatives lénifiantes en s’abstenant de toute décision vigoureuse, qui lui serait d’ailleurs reprochée. Il doit se cantonner à son rôle de figuration intelligente.
Par raison de symétrie avec les autres pays, il faut cependant un chef d’Etat. Bien que ce soit fâcheux, car superflu, on ne peut l’éviter. La solution est originale. Chacun des sept conseillers fédéraux le simule durant l’espace d’une année, à tour de rôle et par ordre d’ancienneté. Durant ces douze mois, le pouvoir n’a pas le temps de lui monter à la tête. A rebours de tout pays normal, ce président ou cette présidente n’habite pas un palais de fonction, mais un modeste appartement. Il n’a pas non plus le temps d’établir ces relations de proximité, quasiment conviviales, avec d’autres chefs d’Etat, si utiles pour dénouer des crises.
La Suisse est un grand corps sans tête. Il n’y a pas de pilote dans l’avion : non seulement personne ne tient les gouvernes, mais il n’y a même pas de siège prévu. Ce n’est pas nécessaire car il n’y a ni moteur, ni gouvernes. Il s’agit d’une sorte de drone plutôt que d’un avion. Il est piloté par des personnes invisibles. Il ne doit ni décoller, ni atterrir mais voguer dans l’espace au hasard. Or, il ne s’écrase jamais. Cela marche mieux que n’importe quel gouvernement centralisé, muni d’un chef, d’un programme et d’une majorité. Quand personne ne commande, tout le monde obéit. Comme dans une ruche chacun sait qu’il doit s’affairer et que personne ne le remplacera s’il ne fait pas son travail. C’est pareil dans l’évolution biologique : il n’y a pas de pouvoir organisateur. C’est pour cela que cela marche. Il ne faut surtout toucher à rien.