C’est récent. Cela date de la seconde guerre mondiale, qui a engendré l’informatique, le nucléaire et le spatial. Un peu plus tard Crick a lancé la génétique. Ces quatre domaines font encore l’essentiel de la recherche en sciences naturelles. Alors que l’enjeu traditionnel de la science était le savoir pur, désintéressé, voire ludique, cet enjeu est devenu la puissance politique par l’économie de pointe. On peut le déplorer, mais il faut en tenir compte. On ne discute plus dans un club académique avec des gentilshommes, mais à une table de négociation avec des boutiquiers. On est même parfois à une table de poker.
Les Etats-Unis se sont imposés durent le dernier demi-siècle comme le foyer principal de la recherche planétaire et donc comme la puissance mondiale dominante, par suite d’une lourde faute de l’Europe dans les années 1930 : l’expulsion totalement irrationnelle des savants juifs, si nombreux, si talentueux, qui ont traversé l’Atlantique. A commencer par Einstein, Fermi et von Neuman, rejoints plus tard par von Braun pour une toute autre raison. En 1998 encore, 40 % des économistes français se classant parmi les premiers chercheurs mondiaux, en fonction de leur nombre de publications scientifiques, travaillaient aux Etats-Unis. L’investissement public consenti pour leur formation était réduit à néant pour la France. Pire, elle avait fourni une main d’oeuvre qualifiée à un concurrent.
La prospérité d’un pays dépend ainsi de plus en plus du brain gain qu’il peut réaliser au détriment du brain drain des autres pays. Vers la fin du siècle précédent, l’Europe a finalement compris quelle était l’origine première du pouvoir, ni la dimension du territoire, ni le nombre des habitants, ni la force des armées. Telle est la genèse des programmes scientifiques comme Erasmus et Horizon 2020, lancés par l’UE pour transformer le continent en un espace unique de la science et de la technique. Il faut encourager d’une part les étudiants à effectuer une année en dehors de leur pays et d’autre part les chercheurs à collaborer étroitement dans des programmes européens. Les Etats-Unis ont réussi parce que c’est un espace de 327 millions d’habitants. L’UE peut réussir car elle en comporte 500 millions. La Suisse isolée n’en compte que huit.
Or, il n’y a qu’une seule science et un seul marché planétaire pour le personnel scientifique de haut niveau. Il se dirige spontanément là où il sera le mieux accueilli et où il trouvera les meilleures conditions de travail. Il n’est pas attaché à son pays d’origine, si celui-ci ne lui permet pas de pratiquer son métier, qui est aussi une passion. De ces conditions du travail scientifique dépendent en dernière analyse la prospérité d’un pays. Toutes les entraves nuisent, comme par exemple l’idée saugrenue de faire payer les étudiants étrangers plus que les nationaux ou encore le stupide refus de leur accorder des permis de séjour et de travail après avoir investi dans leur formation. En Suisse c’est l’affaire des cantons. Certains ont compris, d’autres pas du tout.
En revanche l’affaire de la Confédération est le rapport avec l’UE. Pas question d’y adhérer bien entendu, alors que ce serait la solution la plus simple et la plus efficace. Par suite de la volonté populaire (à toujours respecter), la Suisse se situe délibérément en dehors de ce vaste espace scientifique. Elle y a été longtemps invitée à titre exceptionnel, jouissant des mêmes droits que si elle se trouvait dans l’UE. Par suite d’abord de la votation de février 2014 et puis du Brexit, l’UE ne veut plus donner à la Suisse un statut privilégié, pour ne pas devoir faire de même avec la Grande-Bretagne. Le danger est donc imminent, grave et existentiel pour la Suisse.
Car elle ne tient pas le couteau par le manche. L’UE peut se passer de la Suisse, mais l’inverse n’est pas vrai. Nous avons besoin de chercheurs étrangers pour maintenir le statut de pays de pointe en science. Dans les négociations avec l’UE, l’opinion publique helvétique veut le beurre, l’argent du beurre, la casquette du crémier et l’amour spontané de la crémière. Nous l’avons de moins en moins et nous ne l’aurons bientôt plus du tout. On pourra se plaindre de la dureté de notre partenaire international, mais cela ne servira à rien. Comme la science est maintenant le préalable à l’économie, les relations sont devenues sans pitié. Tout ce que l’UE peut nous soustraire, chercheurs et crédits, devient son bénéfice. Plus encore que nous ne le fûmes, nous allons être réduit, comme la Grande Bretagne, au statut de pays sujet, qui applique des décisions sur lesquelles il n’a pas de prise. Au nom d’une indépendance sourcilleuse, nous allons vers une dépendance.
C’est cette réalité dont devrait prendre conscience le plus grand parti politique helvétique, à l’origine de cette situation. Par suite de la votation de février 2014, suscitée à son instigation, la Suisse a perdu une partie des subsides dont elle aurait bénéficié si la votation populaire n’avait pas appuyé le refus de la libre circulation. On connait maintenant la note, qui s’élève à près d’un milliard et demi.
Il faut aujourd’hui que le parti nationaliste assume cette conséquence de son action, qui va à fins contraire de ce qu’il prétend. C’est apparemment très habile d’agiter le peuple en flattant ses instincts pour attirer ses suffrages. Il faut présentement reconnaître que ce fut une coûteuse erreur, une atteinte à la prospérité du pays, un gros trou dans le budget pour parler vulgairement. On a claqué 1,5 milliards pour rien. On risque de payer encore beaucoup plus cher un sot isolationnisme.