Il y a des gens qui ont eu la chance de naître dans une famille éduquée, aisée et cultivée, de posséder une bonne santé, de vivre dans un pays civilisé, de maîtriser leur destin en un mot. Ils réussissent mieux que ceux qui n’ont pas eux toutes ces chances, qui ont vécu des vies cabossées et qui gagnent péniblement leur vie dans des métiers durs et sans intérêt. Cette inégalité est inscrite dans la nature humaine. Ce n’est la faute des chanceux qu’il y ait des malchanceux. Mais le seul recours de ces derniers, pour compenser la différence dont ils pâtissent, est de l’identifier à une injustice dont seraient coupables les autres. Tel est le ressort profond de la vie politique dans une démocratie. Les malchanceux votent pour les extrêmes qui prétendent vouloir tout changer et les chanceux pour le centre qui s’en garde.
C’est au centre de ce nœud de contradictions que se trouve Frederik Paulsen. Dans les procès minables, intentés à des personnalités aussi différentes que Pascal Broulis et Géraldine Savary, on lui a fait jouer le rôle du vilain, du corrupteur, de l’ami compromettant et même de l’espion russe. Il a été obligé de s’en expliquer dans deux pleines pages du Temps, en manifestant une juste colère. Non seulement il n’a violé aucune loi, mais il assume un rôle de mécène à la hauteur de sa fortune. Il bénéficie d’un forfait fiscal, amplement justifié, mais il dépense volontairement en subsides bien plus que les impôts qu’il devrait payer s’il était soumis au régime habituel. C’est bien cela que lui reprochent tacitement les malchanceux : il a ces moyens d’être généreux qu’eux n’ont pas.
Sympathisant de la social-démocratie, attitude banale pour un Scandinave, il a subsidié la campagne électorale de Géraldine Savary. Dès lors celle-ci devenait encombrante pour son parti qui a été obligé de l’écarter de sa représentation parlementaire. Même si aucun reproche ne pouvait lui être adressé, si aucune infraction n’avait été commise, ce simple contact avec un milliardaire allait ruiner l’image que le parti socialiste arbore face à un électorat de malchanceux et faire perdre des voix. Pire, elle a fait partie d’un voyage de groupe, organisé par Eric Hoesli, ancien rédacteur en chef du Temps, alors que le groupe comportait également Frederik Paulsen. Plus que suspect.
L’essence d’un scandale préfabriqué est la violation de règles non écrites. On répugne à les expliciter, tant elles sont insensées. Tous les riches sont-ils suspects ? Est-il interdit à un milliardaire de subsidier un parti de gauche ? Est-il interdit de le fréquenter lors d’un voyage d’étude ? Faut-il choisir ses amis en fonction de leurs convictions politiques et ne fréquenter que des personnes de même rang social ? Faut-il éviter de voyager en Russie à cause de Poutine ? Faut-il jouer publiquement le rôle d’une personne de convictions étriquées et d’intérêts limités pour convaincre les électeurs ? Faut-il faire l’idiot pour recueillir les votes des malchanceux ?
Si on répond non à toutes ces questions imbéciles, alors il faut promouvoir Géraldine Savary au Conseil fédéral et remercier publiquement Frederik Paulsen. Si on répond oui, on donne le pouvoir à ceux qui n’en ont pas joui sur leur propre destin, aux envieux, aux mesquins, aux pense-petits.