Une chronique politique sans parti pris

L’amour aux CFF, expression ultime de la suissitude

 

Nos murs furent jadis orné d’une affiche à l’entête des CFF représentant un jeune père disant à sa petite fille: “En entrant dans le train, j’ai tout de suite remarqué ta mère”. Quel rapport entre les CFF et cette conversation familiale? Aucun apparemment. C’est bien ce que vise le rédacteur de la publicité. J’y pense depuis vingt ans. Ce publicitaire avait du génie.

Car il faut réfléchir un bon bout de temps pour construire dans sa tête un véritable roman feuilleton : le père raconte à sa fille comment il a rencontré, dans un train CFF pour la première fois, celle qui devait devenir sa femme. La vie même de la petite fille devient une conséquence directe de cette rencontre fortuite dans ce lieu inattendu. Si les CFF n’existaient pas, jamais la petite fille ne serait née. Elle est un peu la filleule de la Confédération Helvétique, représentée par sa branche ferroviaire.

Alors, nous poursuivons notre déambulation, songeant à cette affiche et son message s’imprime en nous par l’effort de déchiffrement qu’il exige. Nous nous mettons à rêver. Avons-nous pris suffisamment le train pour rencontrer à coup sûr la femme ou l’homme de notre vie? L’expression “transports en commun” possède un double sens, l’un ferroviaire, l’autre érotique. Un wagon reste à la fois le dernier salon où l’on cause et le lieu de la drague la plus convenable qui soit, sous l’œil bienveillant mais sévère du contrôleur.

L’entreprise de séduction prend un aspect subtilement fédéral qui renvoie aux valeurs éternelles de l’Helvétie ferroviaire. Dans un train qui arrive toujours à l’heure, est-il possible de rater son rendez-vous avec l’âme sœur ? Car il s’agit d’un train suisse. Nul n’aurait l’idée de rencontrer la future mère de ses enfants dans un RER parisien où les jeunes filles connaissent davantage le viol que l’anneau nuptial. Ou dans un métro new-yorkais où le fiancé potentiel risque bien plus d’être dévalisé par des voyous que de remarquer une chaste et pure fiancée. Les jeunes filles, qui s’installent dès le matin pour trouver un mari dans un train effectuant continuellement la navette entre Saint-Gall et Genève, sont les plus recommandables, bien plus que celles qui hantent les cafés, les boites de nuit, les théâtres d’avant-garde, les réunions syndicales ou politiques, les universités.

Or, cette rencontre, que j’oserais qualifier du premier type, ne peut se faire que dans le train. Si vous circulez en voiture, le slogan devient : “En renversant son cyclomoteur, j’ai tout de suite remarqué ta mère” ou bien “En choisissant parmi les autostoppeuses, j’ai instantanément distingué ta mère”. Si vous circulez à pied, cela donne : “En suivant toutes les filles possibles, j’ai fini par découvrir ta mère.” D’un mauvais goût écœurant.

L’idée du train comme lieu privilégié d’un coup de foudre comporte un élément rationnel et rassurant. Le jeune homme prend le train pour aller à son travail. Ou même, mieux encore, il est en uniforme et se rend à son cours de répétition : il est déjà sous-lieutenant. La jeune fille va à l’école, une école d’infirmières par exemple. Ou bien, mieux encore, elle se rend au chevet de sa grand-mère impotente et son sac contient une galette et un pot de confiture. Pour passer le temps, elle ne lit pas un mauvais roman, mais elle tricote une écharpe pour la fête de son papa. Elle garde les yeux baissés.

Alors lui s’approche, met un genou en terre, si possible en choisissant une section de voie en ligne droite pour éviter la culbute toujours délicate en de telles circonstances. Elle lève des yeux interrogateurs et il lui dit d’une voix douce et mâle à la fois : “En entrant dans le train, je vous ai tout de suite remarquée. Voulez-vous être la mère de mes enfants ?”

Toute demande en mariage effectuée dans ces conditions donne lieu à deux billets gratuits pour Venise, dans la mesure où la déclaration en est faite immédiatement au contrôleur, fonctionnaire assermenté chargé d’authentifier les intentions matrimoniales.

 

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