En Suisse, la façon la plus sûre de briser une carrière politique consiste à accepter une invitation à voyager tous frais payés. Le président du Conseil d’Etat genevois l’a appris à ses dépens. Pour sanctionner ses erreurs de communication, la sanction est sévère. Car un magistrat reste un homme faillible, sauf à ne courir jamais aucun risque. Il y a de ça dans le jugement populaire : mieux vaut ne pas gouverner que de mal gouverner, à son estime. Certes un magistrat ne peut accepter quelque avantage que ce soit, si cela conditionne l’attribution par lui-même d’un avantage à celui qui l’a invité. Mais c’est seulement dans ce cas précis que réside la corruption. Sinon cela fait partie des cadeaux que tout un chacun peut recevoir de la part d’un ami. La question devient : le membre d’un gouvernement peut-il avoir des amis ?
Sans qu’il y ait apparemment de relation de cause à effet, l’EPFL vient aussi de publier une directive contrôlant la liberté de ses collaborateurs d’accepter de telles invitations. Tout comme pour les membres d’un exécutif, quelle est la pertinence d’une telle suspicion ? D’autant que l’EPFL reconnait n’avoir jamais rencontré un cas d’avantages qui poserait un problème. On se prémunit contre un embarras qui ne s’est jamais produit, car il faut prévenir tout reproche, même non fondé. Telle est la sagesse politique dans le contexte helvétique. Selon un proverbe latin, non seulement la femme de César doit éviter l’adultère, mais aussi son simple soupçon.
D’où vient cette phobie populaire des voyages ? Ceux-ci sont, dans l’opinion publique et dans une certaine presse, l’équivalent de vacances. Pour la plupart des citoyens, c’est l’occasion de s’évader, de découvrir des pays, de se reposer, de se détendre. En un mot c’est un divertissement qu’il faut payer de sa poche. Le reproche à l’égard des notables porte sur la nature du voyage : ce serait un plaisir plutôt qu’un travail, une frasque sans nécessité, une mondanité.
Certains nourrissent donc l’obsession d’un gouvernement cantonal strictement limité à la gestion des affaires locales, sans aucune raison admissible de sortir des frontières suisses, sinon couvert par des frais personnels ou par des finances publiques, à l’extrême rigueur. De même le professeur d’université serait un personnage poussiéreux enfermé dans son cabinet, dont il ne devrait sortir sous aucun prétexte.
Or, le monde change. Il se mondialise même. Les responsables politiques ou scientifiques ont donc le devoir impératif de se tenir au courant de ce qui se passe ailleurs, de rencontrer leurs homologues, d’intéresser des firmes à s’établir en Suisse, de collaborer avec des laboratoires étrangers, de susciter des sponsors, d’être invité à donner des conférences ou des cours dans d’autres universités. Un responsable sans réseau étranger manque à son devoir. Car il a toujours une fonction annexe d’ambassadeur.
Mais peut-il la remplir avec l’argent des contribuables ? Non, car ceux-ci ne manquent pas de s’en offusquer. Lorsque Joseph Deiss fut président de l’Assemblée des Nations Unies, on s’est mis à critiquer ouvertement que ses déplacements à New-York soient financés par le budget fédéral. Pourquoi avait-il accepté cet honneur coûteux ? Était-ce à la Suisse de dépenser pour ce grand machin sans utilité ? Lorsque l’on prévoit dans un projet scientifique autre chose que des salaires et des équipements, par exemple des déplacements pour participer à un congrès, c’est la première dépense qui sera coupée par un fonctionnaire zélé, frustré de ne pouvoir voyager aux frais de l’Etat.
Quoiqu’en pensent certains, si prompts à censurer les politiciens ou les fonctionnaires, la Suisse est un petit pays dans un monde peuplé d’Etats démesurés et tout-puissants. Elle ne peut vivre sans exporter des produits ou des services de haute technicité. Dès lors, un politicien ou un chercheur ne travaille pas pour sa satisfaction personnelle, pour son ego, pour sa gloriole, mais pour soutenir la continuelle métamorphose de l’économie nationale. Plus qu’une information écrite, le contact à l’étranger est nécessaire et les rencontres essentielles. Il faut cesser de les critiquer. Car la seule façon irréfutable de garder les mains propres, c’est de les tenir en poche.