Une chronique politique sans parti pris

L’Espagne n’est pas la Suisse

 

Le président déchu de la Catalogne, Carles Puigdemont, a été invité lors d’une fête jurassienne pour bien marquer la similitude de destins de ces deux régions qui aspiraient et aspirent à une forme d’autonomie ou d’indépendance. Le président catalan a souligné cette communauté de destinées, mais il a ajouté sans illusions : « Malheureusement l’Espagne n’est pas la Suisse ».

Par malheur c’est vrai. En Suisse, l’expérience a démontré qu’une région qui désire constituer un nouveau canton parvient à l’obtenir, non sans peine, mais à y arriver de toute façon si le peuple concerné le veut vraiment. De même si une commune désire changer de canton, comme Moutier, elle peut l’obtenir. En fin de compte, c’est bien le peuple qui décide de la communauté dans laquelle il désire s’inscrire. Et on ne voit pas au nom de quoi on pourrait s’y opposer. Ce n’est ni à un gouvernement, ni à un parlement, ni à une administration à se substituer au sentiment, à la passion, au penchant d’une population. Les sentiments ne se commandent pas. A les contrarier pendant des siècles, on les renforce. C’est un respect élémentaire de l’autre que de l’accepter dans sa différence, de la respecter et de la promouvoir.

Or l’Espagne en question n’est devenue un pays unitaire que très tardivement. Le mariage d’Isabelle et de Ferdinand créa l’Espagne par la fusion au XVéme siècles de deux États souverains, lCastille et Aragon , de l’absorption  du royaume arabe de Grenade  et du royaume de Navarre. Cet ensemble devint un Etat unitaire seulement voici   trois siècles. A l’époque l’Allemagne et l’Italie étaient du reste de pittoresques et sympathiques mosaïques de principautés. C’est la France jacobine, le produit de la sanglante Révolution, qui est devenue le prototype de l’Etat-nation en écrasant les particularités, souvent par la violence. Ce travail fut parachevé à la fin du XIXe siècle par l’école obligatoire et laïque imposant la langue française, en éradiquant l’alsacien, le flamand, le breton, le basque, le catalan, l’occitan. L’unité de l’Allemagne et de l’Italie ne date que d’un siècle et demi, avec un résultat désastreux : ces pays à peine constitués se sont imaginés devoir conquérir l’Europe.

En Suisse cependant, quatre langues et d’innombrables dialectes ont été jalousement préservés. C’est exceptionnel dans une Europe déchirée à certains endroits par de véritables guerres linguistiques. Denis de Rougemont s’est fait le prophète d’une Europe des régions, plutôt que d’un espace de libre échange comportant 28 Etats-nations, souvent artificiels, jalousement recroquevillés sur un patriotisme archaïque, dont l’objectif est de préserver l’intégrité du territoire élevée au rang d’objectif indépassable.

Or les régions rejettent de plus en plus ce corset historique. Non seulement la Catalogne, mais l’Ecosse, la Flandre, le pays Basque, la Lombardie aspirent à une forme d’autonomie ou d’indépendance qui leur permettrait de se sentir pleinement à l’aise dans une Europe fédérale. D’ores et déjà Tchèques et Slovaques se sont séparés pacifiquement, Serbes et Croates dans la douleur Il n’est pas nécessaire d’être une nation pour « faire nation » comme les Suisses le font si bien et pour la fonder plus sûrement sur des patriotismes emboités. Un Tessinois, un Vaudois ou un Bernois, en étant d’abord chacun eux-mêmes, n’en sont pas moins Suisses.

La Suisse est donc, de ce point de vue un modèle. Mais est-il exportable ? Car le problème majeur de l’Europe est précisément de préserver les appartenances régionales tout en « faisant nation ». Si l’Europe veut tenir tête à ces colosses que sont la Chine ou les Etats-Unis, elle doit fonctionner comme un seul Etat, pas seulement comme un espace de libre échange. Elle doit aussi préserver jalousement les régions en leur laissant une véritable autonomie, y compris en matière linguistique, fiscale, éducative, sociale. Le secret de la Suisse serait donc la solution à l’impasse actuelle de l’UE. Mais ce secret se mérite. Il a fallu sept siècles de démocratie pour le procurer. Or, ’Europe ne peut plus attendre sept siècles. Elle doit faire nation tout de suite. Dès lors la Suisse ne doit pas se demander ce que l’Europe peut faire pour elle, mais ce qu’elle peut faire pour l’Europe. Car elle n’est pas une île au milieu du Pacifique.

 

 

 

 

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