Une chronique politique sans parti pris

Culture grise pour une politique de routine

La langue n’est pas seulement un instrument de communication. Elle est le vecteur d’une conception du monde et donc de la politique. En scrutant la littérature, on se rend compte que la Suisse n’est plus un modèle exportable après l’avoir été de façon éminente autrefois.

Les écrivains romands font peu de politique aujourd’hui. Ce ne fut pas le cas jadis. Si l’on remonte à Jean-Jacques Rousseau, Benjamin Constant de Rebecque, Germaine de Staël, pour ne pas citer l’illustre émigré Voltaire, la Suisse romande a joué un rôle décisif dans le déclenchement de la Révolution française et l’émergence de l’Empire. Cela provenait du décalage politique entre la France, monarchie archaïque de droit divin, et les républiques helvétiques, qui servirent de modèle exportable à la jonction des XVIIIe et XIXe siècles. Depuis lors, on peut encore citer au siècle passé Gonzague de Reynold et Denis de Rougemont, aux deux extrémités de l’échiquier politique en 1940, respectivement à droite et à gauche, obligés de prendre position, car les temps étaient troublés et la démocratie en débat.

Et puis c’est tout. La politique est tenue à distance dans la république des lettres helvétiques. Jacques Chessex, Maurice Chappaz, Yvette Z’graggen, Nicolas Bouvier, Philippe Jaccottet, Georges Haldas, Daniel de Roulet, Anne Cuneo, Anne-Lise Grobéty, Etienne Barilier n’interviennent guère dans la politique de façon significative. Beaucoup d’écrivains apparaissent comme indifférent à la cité, ce que personne ne songe à leur reprocher en Suisse romande. Il n’y a au parlement fédéral que deux Romands qui avouèrent une vocation d’écrivain : Oskar Freysinger et le signataire de ces lignes. Ils furent dépréciés comme écrivains par suite de leur engagement politique et dévalués comme politiciens par la puérilité présumée de toute activité culturelle. Dans le contexte actuel, on ne peut pas être les deux à la fois, on ne peut pas jouer sur les deux tableaux.

Au contraire, en France, Victor Hugo et Emile Zola, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Albert Camus et François Mauriac, Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann n’ont pas cessé de battre l’estrade et d’influencer, sinon les événements, du moins l’opinion éclairée des bobos de droite et de gauche. Il y a encore plus significatif : les présidents de la République, Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Emmanuel Macron se seraient sentis inférieurs à leur destins s’ils n’avaient pas simultanément publié un ou plusieurs livres. Encore de nos jours, la politique est un sujet littéraire de choix en France. On doit se demander si certains hommes d’Etat français ne sont pas d’abord des romanciers ou des tragédiens, qui ont envie de se mettre en scène plutôt que d’agir en gestionnaires. La controverse récente sur un texte de Charles de Gaulle, proposé au baccalauréat, illustre cette ambiguïté. Fut-il un écrivain devenu président par une conjonction d’événements aléatoires ou bien un homme d’Etat utilisant sa plume comme outil décisif ?

En Suisse les conseillers fédéraux n’écrivent guère à l’exception récente de Didier Burkhalter. La plupart en seraient bien incapables et certains sont au bord de l’illettrisme ou de la dyslexie. Pourquoi cette différence entre France et Suisse ? Parce que la gouvernance suisse ne se prête pas à une mise en scène poétique, tragique ou comique. Il n’y a rien à en dire qui soit visible, palpable, imitable. L’acratie n’est pas un sujet de dissertation, puisque c’est une absence de pouvoir.

Le plus célèbre des imitateurs romands Yann Lambiel avoue que ses imitations cocasses des conseillers fédéraux Pascal Couchepin ou Moritz Leuenberger sont des créations de personnages fictifs, qui ne sont pas identiques aux originaux. Le pouvoir helvétique est à ce point diffus qu’il est impossible d’épingler une personnalité, qui en abuserait, puisque personne ne l’exerce.

Les institutions sont tellement archaïques et compliquées que personne ne les comprend vraiment et qu’il est inutile de railler à leur sujet. Et au fond, la Suisse est un pays qui ne connait pas son bonheur : hygiène et prospérité, ordre et consensus. Comment construire une intrigue captivante sur une réalité qui est la répétition inlassable d’une routine satisfaisante? Comment parler lorsqu’il n’y a rien à redire? Comment crier lorsque l’on a la bouche pleine?

Cela explique aussi l’incommensurable grisaille des romans ou des films suisses. Un artiste décrit la réalité au plus fin de sa perception. Et il n’y a à découvrir en Suisse romande que l’anorexie politique de citoyens, insatisfaits d’être tellement satisfaits. Pour le meilleur et pour le pire, les citoyens français -et du reste tous les francophones- jouissent d’une représentation théâtrale permanente entre Elysée, Matignon, palais Bourbon et Luxembourg. La politique est aussi une passion, plutôt que l’exercice de la raison pure.

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