Même si on n’en est pas conscient, la religion est un problème éminemment politique en Suisse, comme elle l’est d’ailleurs toujours et partout, sans que cela se sache. Certes, on n’en est plus à sacraliser le pouvoir politique en le nantissant d’une religion d’Etat, pratiquée obligatoirement par tous les citoyens, sous peine de persécution. Alors que les Eglises établies ne font plus de politique aujourd’hui en s’abstenant d’influencer visiblement le pouvoir, les partis existants instrumentalisent les religions en tant que référence électorale.
La confession était et est encore un facteur politique tellement important, qu’il délimite les cantons. Le canton d’Appenzell s’est scindé en 1597 en deux demi-cantons pour une raison religieuse : Appenzell Rhodes-Intérieures est catholique, Appenzell Rhodes-Extérieures protestant. Lors de la création du nouveau canton du Jura par scission de celui de Berne en 1975, les trois districts catholiques sont devenus jurassiens, et les trois districts protestants et francophones ont choisi de rester bernois. La religion fut un facteur plus déterminant que la langue.
La Confédération suisse n’a pas de religion d’État. Cependant la réalité est plus subtile. Car les premiers mots inscrits dans la constitution fédérale sont “Au nom de Dieu Tout-Puissant!”, ce qui présume l’existence d’une ou de plusieurs religions, ou du moins que la majorité de la population soit théiste. La Suisse a très bien vécu avec deux religions chrétiennes, catholique et réformée, que subventionne sans protester un cinquième de la population, de sentiment agnostique.
L’arrivée de l’Islam a révélé le malentendu fondamental. Le christianisme dans ses deux versions nationales est l’équivalent dérobé d’une religion d’Etat. Les Suisses de souche, même s’ils pratiquent peu, se revendiquent comme chrétiens sociologiques. Le christianisme est transformé en marqueur identitaire.
En Pologne, en Slovaquie et en Hongrie, des majorités conservatrices invoquent les « valeurs nationales », prudemment non détaillées. En France, Marine Le Pen accéda au deuxième tour des élections présidentielles en 2017 sur un programme analogue. Les extrêmes droites néerlandaise, belge et allemande mènent le même combat.
Les partis populistes-nationalistes, défendent un seul thème obsessionnel : l’ennemi, c’est l’étranger, proche ou lointain ; le prototype étant l’Islam, qui affronte nos valeurs « judéo-chrétiennes ». Cette semi référence au judaïsme est particulièrement douteuse par des partis, qui sont des héritiers inavoués de leurs précurseurs du siècle précédent, organisateurs de la Shoah.
Or, que sont ces racines judéo-chrétiennes ? Les trois religions monothéistes partagent une même particularité : le respect de l’étranger. Loin d’être des religions tribales, elles possèdent une vocation universelle. En témoigne, parmi beaucoup d’autres, une citation de Deutéronome 24.17 : « tu ne tricheras pas avec le droit d’un étranger ». L’évangile de Matthieu 25.41 insiste : « allez loin de moi maudits, car j’étais un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ». Et le Coran 49.13 ajoute : « nous avons fait de vous des nations et des tribus pour que vous vous entre-connaissiez. »
Certains Européens croient de bonne foi que l’invasion musulmane menace leurs « valeurs », de fait ignorées, puisqu’ils défendent celles-ci en les niant. Ils instrumentalisent le christianisme qu’ils ne connaissent, ni ne pratiquent. Les racines judéo-chrétiennes ne se distinguent pas de celles de l’Islam sur ce point crucial, parce que les trois religions abrahamiques se sont engendrées successivement dans le même terreau moyen-oriental. En prenant un recul suffisant, on peut considérer que ce sont trois variantes de la même religion, distinctes seulement par leurs origines chronologiques.
On se trouve ici au cœur de la contradiction de la société occidentale. Et cette contradiction n’est pas soluble dans l’avenir. Par centaine de milliers, par millions des peuples africains ne trouvent pas d’autre issue que l’émigration vers l’Europe prospère, pacifique, calme. Et l’exemple d’Angela Merkel, ouvrant l’Allemagne à un million de réfugiés, démontre qu’il est périlleux de les accueillir. Si on le risque, on accroit l’audience des partis populistes ; si on insiste, ils finiront par conquérir le pouvoir pour persécuter les immigrants.
Certains ne sont pas disposés à entendre la vérité, à savoir qu’on ne conserve pas des valeurs : on les transcende, transpose, ajuste sans cesse, sinon elles meurent d’elles-mêmes. Les mots d’unité, liberté, égalité, fraternité, solidarité sont vides de sens, s’ils ne sont pas fondés sur autre chose que leur proclamation. Dès lors une majorité du peuple souverain, oublieux du fondement même de sa Constitution, suit les frondeurs dans des combats aussi odieux que ridicules : l’interdiction des minarets, celle de la burqa. La mesquinerie érigée en valeur fondamentale.