Une chronique politique sans parti pris

Eloge de l’acratie helvétique

Pour respecter les droits de tous, à commencer par le souverain populaire origine et arbitre de toutes les décisions, la Suisse bénéficie du fédéralisme, du droit d’initiative, du referendum facultatif, de la concordance dans les exécutifs. En particulier, le Conseil fédéral, prototype des exécutifs, n’a ni chef, ni programme, ni équipe homogène, ni majorité stable

Dans cette superstructure qui ressemble à une usine à gaz, le pouvoir se dissout graduellement comme du sucre dans café. C’est l’impossibilité d’un chef à tous les niveaux. Dès qu’une tête risque de dépasser, tous se liguent pour la couper : malgré sa compétence et son dynamisme, ce candidat au pouvoir n’a pas compris l’essentiel : l’effacement du chef, sa discrétion, sa circonspection, son invisibilité, son renoncement sincère à exercer le pouvoir mais son engagement à en simuler avec vraisemblance l’affairement.

Comme dans la plupart des pays, comme dans la plupart des régimes, l’exécutif est composé en Suisse de ceux qui l’ont conquis, moins de haute lutte qu’à l’usure. Ce ne sont souvent ni les plus intelligents, ni les plus compétents, ni les plus dévoués. Ceux qui réussissent se sont consacrés en priorité à leur carrière dans le cadre étroit du système. Par réflexe, ils se fréquentent pour nouer des alliances occultes et combiner des tactiques subalternes. Ils n’ont pas de convictions parce qu’ils réfléchissent en terme de programmes, de manifestes et de harangues. Le temps de l’étude est sacrifié à des parlotes, où ils doivent s’exhiber.

Si la politique helvétique est singulière, les politiciens suisses ne se distinguent guère du modèle universel. Le défi consiste à construire le pays avec le tout-venant humain, à ramasser n’importe quel galet pour en faire la pierre angulaire, à incorporer le péché lui-même dans l’œuvre de salut. Et principalement à consentir tellement peu de pouvoir aux dirigeants qu’ils ne peuvent guère faire de tort.

Cette analyse de l’accès au pouvoir n’est pas propre à la Suisse. Selon le principe universel de Peter, chacun grimpe dans l’échelle sociale jusqu’à atteindre son niveau d’incompétence. Cependant en Suisse, ce principe souffre une exception : on peut non seulement atteindre, mais dépasser son niveau d’incompétence. Ailleurs cela est possible par la force : aujourd’hui encore, combien de généraux, combien de révolutionnaires, combien de milliardaires mènent brillamment leur pays à la déroute. Mais en Suisse, dans une démocratie directe, le pouvoir ne se conquiert pas par l’abus de la force. De façon paradoxale, il s’obtient par l’excès de faiblesse. Car il n’est pas très gratifiant de légiférer ou de gouverner lorsque le peuple peut défaire ce qui a été péniblement décidé ou négocié. Pour supporter cela, il faut avoir l’échine aussi souple que celle du serpent qui se déplace en rampant. La médiocrité constitue la meilleure aptitude pour feindre de diriger en s’abstenant de le faire.

Le 22 septembre 2010, l’Assemblée fédérale, réunissant les deux chambres, élut comme Conseiller fédéral Johann Niklaus Schneider-Ammann, parlementaire falot, qui ne s’imposait pas du tout face à Karin Keller-Sutter, brillante politicienne maîtrisant parfaitement, non seulement les dossiers mais aussi les trois langues nationales. L’élection ne fut pas décidée par la droite, qui présentait les deux candidats, mais par la gauche, désireuse de porter au pouvoir le moins compétent des deux candidats pour ne pas fournir un avantage à la droite.

Telle est la faille de la concordance dans l’exécutif. Les candidats les plus médiocres seront soutenus par une majorité de rencontre, rassemblée contre le parti dont ils sont les élus. Le Conseil fédéral n’est pas un gouvernement au sens habituel du terme, regroupé autour d’un programme ambitieux : il peut gérer les affaires courantes, il est recruté pour ce faire parmi les personnalités les plus consensuelles, les moins affirmées et les moins compétentes. Mieux vaut être David que Goliath.

L’exercice du pouvoir en Suisse mérite donc un nom particulier, car il n’a rien à voir avec la démocratie traditionnelle qui procède par délégation de compétence à des organes législatifs et exécutifs élus, une attribution des compétences du haut en bas. On peut parler d’ « acratie », terme inventé pour les besoins de la cause, sur le modèle de l’asymétrie qui est l’absence de symétrie ou de l’asepsie qui est l’absence de microbes.

C’est difficile à croire, mais la Suisse marche, même très bien. C’est la preuve qu’il n’est pas nécessaire d’exercer le pouvoir sinon pour faire plaisir à ceux qui l’occupent.

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