Une chronique politique sans parti pris

La Suisse sauvera l’Erythrée

L’Erythrée a la réputation d’être une des pires dictatures au monde et la Suisse d’en être l’exact opposé, un exemple de démocratie participative. Dès lors il était logique que le bon se sente tenu de convertir le méchant. En février de cette année, quatre parlementaires fédéraux, qui ont fait le déplacement, en sont revenu avec l’impression d’un pays propre en ordre, comme c’est d’ailleurs la règle pour toute dictature bien organisée, qui réussit à se maintenir au pouvoir. Dès lors le mot d’ordre à Berne est devenu : « intensifier les échanges diplomatiques et le dialogue avec les représentants érythréens avec pour objectif, que moins d’Erythréens quittent leur pays pour chercher refuge en Suisse ». Une motion en ce sens a été adoptée par le Conseil national et le Conseil des Etats ainsi que par le Conseil fédéral.

Pourquoi pas ? Mais il faut une certaine dose de naïveté helvétique et d’ignorance crasse de l’Afrique pour accorder à ce plan quelque chance de réussite. L’Afrique n’est pas simplement l’Europe dotée d’un climat torride. Dans ce continent, il n’y a rien qui ressemble à la Suisse, une démocratie directe, fondée sur la libre adhésion de ses cantons, vivant en paix, jouissant de la prospérité, munie d’une presse libre. A de rares exceptions près, c’est tout l’inverse. Le pouvoir est confisqué par une bourgeoisie locale, incompétente et corrompue, soutenue par des lobbys économiques étrangers, qui mettent le continent en coupe réglée.

On oublie trop souvent que l’Afrique a subi plusieurs traumatismes historiques : l’esclavagisme des Européens et des Arabes, un siècle de colonisation, le découpage en pays artificiels selon les intérêts des colonisateurs faisant fi de la réalité ethnique, le tout achevé par une décolonisation bâclée laissant libre champ à la violence et au désordre. Or avant ces événements, les ethnies africaines disposaient de structures coutumières, qui représentaient une forme de démocratie, de solidarité et d’entente. C’est cette forme naturelle de gouvernance qui a été détruite. On ne peut espérer remplacer en quelques décennies cette tradition en imposant des démocraties parlementaires à l’occidentale.

Et donc la dictature de l’Erythrée est le résultat d’une tragédie historique. Les bonnes paroles ne suffiront pas. La coopération au développement non plus. La démocratie, l’Etat de droit, la séparation des pouvoirs, le respect des droits de l’homme finiront par triompher. Mais pas du jour au lendemain, parce que la Suisse s’en occupe. D’ailleurs le but véritable de Berne est de diminuer l’afflux de réfugiés érythréens, qui constituent un contingent supérieur à celui des Syriens. Cela se fait en deux étapes.

La première consiste à minimiser la cruauté de la dictature locale. Pour ce faire on décrie à Berne les rapports des ONG et des Nations unies. Car l’ONU a mandaté une commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme commises par le régime depuis l’indépendance. Cette commission a conclu que le pouvoir érythréen a, depuis vingt-cinq ans, commis des « crimes contre l’humanité », tout en recommandant la saisie de la Cour pénale internationale par le Conseil de sécurité des Nations unies. En Erythrée, la moindre critique peut envoyer un dissident indéfiniment au ¬bagne, où jeunes et vieux sont conscrits dans un « service national » à durée indéterminée, que la commission a qualifié de « forme moderne d’esclavage ». Les conscrits sont rassemblés au camp militaire de Sawa décrit comme un enfer : les filles recrutées de force y subissent des sévices sexuels. Mais à Berne ces rapports font sourire. On se persuade qu’ils sont l’œuvre de gauchistes, des rêveurs impénitents, de tiers-mondistes attardés. Je puis tout de même y ajouter un témoignage personnel. Dans un camp de réfugiés en Sicile, je me suis entretenu avec un déserteur érythréen. En tant que soldat recruté de force, il était posté à la frontière, afin d’abattre ceux de ses concitoyens qui tentaient de s’échapper. Tout comme à l’époque de l’Allemagne de l’Est, le but de cette armée n’est pas protéger le territoire, mais d’y confiner une masse d’esclaves.

La seconde étape bernoise consistera à entreprendre une action diplomatique, voire une aide au développement (dans la mesure où le destinataire l’accepte). Au terme de cette manifestation de bonne volonté, la Suisse pourra proclamer qu’elle a fait tout son devoir, que la situation en Erythrée évolue favorablement et que les déserteurs érythréens doivent être refoulés. Ce qu’il fallait démontrer. Une fois de plus la fiction aura remplacé la réalité.

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