Sous la houlette bonasse du Conseiller fédéral Schneider-Amman, une délégation suisse a visité la Silicon Valley, pour tenter de pénétrer le secret de sa réussite. Elle en est revenue en récitant une litanie de lieux communs : il ne faut pas craindre l’échec ; il faut courir des risques ; il faut accepter de créer une société avant d’avoir collecté son capital ; il ne suffit pas d’avoir une idée, il faut réussir à la vendre ; la vie privée peut et doit être sacrifiée au travail ; la recherche universitaire doit être asservie à l’industrie privée ; les universités suisses devraient établir des liens avec celles de Californie. Chacune des missions expédiées en cette vallée de la technique est revenue avec la même pensée taillée sur mesure. Tout est possible, le ciel est la limite, pourvu qu’on ait de l’audace, cette denrée qui manque tellement à la Suisse.
On conçoit que ces messages réducteurs aient ravis un ministre défenseur du libéralisme, de la sacro-sainte concurrence et de l’initiative privée. En revanche, il est aveugle à d’autres réalités, bien négligées dans la doxa du Conseil fédéral : la Suisse a un bassin de recrutement de quelques millions de travailleurs comparés aux 320 millions d’habitants des Etats-Unis ; ce dernier pays ouvre largement ses frontières aux chercheurs étrangers ; sans ce Brain Drain, la Silicon Valley n’existerait pas ; les Etats-Unis gouvernent le monde par la puissance de leur économie, de leur armée, de leurs alliances tandis que la Suisse se renferme dans ses frontières ; aux Etats-Unis il n’y a que des immigrants, en Suisse on trouve qu’il y en a déjà trop.
La situation n’est donc pas la même, mais la Suisse a su s’adapter à la sienne. Le bassin lémanique regorge de jeunes pousses. Notre pays est prospère, peu endetté, sans chômage significatif au point que la seule faiblesse de la Suisse est la force de son franc. Par ailleurs les universités suisses sont excellentes et se rangent en tête des classements internationaux. Les chercheurs suisses n’ont pas attendus le Conseil fédéral pour entretenir des liens étroits avec Stanford ou Berkeley où ils sont royalement accueillis. Que veut-on de plus ? Créer de nouvelles entreprises de pointe ? Mais en mobilisant quel personnel, puisque celui-ci manque déjà et que le peuple ne veut pas davantage d'immigrants?
Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’actions à entreprendre. Par exemple en prospectant mieux les talents des jeunes ; mais M. Schneider-Amman s’est farouchement opposé au redressement du système de bourses. Par exemple en recyclant le personnel âgé, dépassé par l’évolution technique ; mais ce même conseiller fédéral a bricolé une loi sur la formation continue de laquelle la Confédération se désengage totalement. Par exemple en assurant une meilleur formation en mathématiques et en physique dès le niveau secondaire ; mais la Confédération ne s’en occupe pas et laisse la Conférence des directeurs cantonaux s’enliser dans de vagues projets d’harmonisation. Par exemple en formant au minimum les médecins nécessaires au pays, soit deux fois plus que maintenant ; mais la Confédération refuse de s'en occuper
Afin de ne pas faire ce qu’il pourrait faire, M. Schneider-Amman s’attache à ce qu’il ne pourra pas faire : transformer la Suisse en une Californie mythique. Rien de tel qu’un projet chimérique pour se dispenser de sa tâche immédiate : se comporter comme le ministre de la formation et de la recherche.
