Une chronique politique sans parti pris

Les douces illusions des bien pensants helvétiques

Le 24 avril 2013, l'immeuble Rana Plaza s'effondrait au Bangladesh, causant plus de 1100 morts et 2000 blessés parmi les ouvriers et ouvrières qui y travaillaient dans la confection textile. Ce drame a attiré l'attention mondiale sur les désastreuses conditions de travail et de sécurité dans les ateliers bangladais. Le message vaut pour l’ensemble des pays en voie de développement, fabriquant à des prix imbattables tout ce que l’Occident riche souhaite et qu’il ne parvient plus à produire parce que ses propres travailleurs coûtent trop cher. Le poids du textile dans notre budget familial pèse de moins en moins lourd parce que nous sommes, sans le savoir et sans vouloir le savoir, exploiteurs de main d’œuvre étrangère. Une initiative parlementaire a été déposée à Berne, « Pour la suppression de la concurrence déloyale et la promotion de conditions de travail humaines dans l’industrie du textile. »

L’initiative vise à ce qu’une taxe soit prélevée sur les vêtements importés de pays n’ayant pas de système de protection au travail équivalent à celui de la Suisse. Cette taxe alimentera un fonds qui financera des améliorations du travail dans l’industrie textile des pays en développement, notamment en matière de protection sociale et de sécurité. Les vêtements dont les entreprises importatrices démontrent que la production est soumise à une réglementation équivalente à celle prévalant en Suisse et que cette réglementation est mise en œuvre sur l'ensemble du pays sont exonérés de toute taxe. Il s’agit donc d’une taxe d’incitation suisse à contrôler les conditions de travail à l'étranger pour les textiles que nous importons.

La Commission de politique extérieure du Conseil national a procédé à l’examen préalable de cette initiative parlementaire. Elle propose, par 17 voix contre 8, de ne pas donner suite à l’initiative. Or la visée de l’initiative est indiscutablement souhaitable. Pourquoi cette indifférence au Tiers-Monde de parlementaires confortablement installés au deuxième étage du Palais fédéral ? Si l’idée a séduit la commission, sa mise en pratique a été jugée illusoire.

Les pays visés sont caractérisés par l’incompétence technique des entreprises, l’exploitation des travailleurs et la corruption des fonctionnaires. Même si la Suisse reçoit un dossier en ordre, prouvant que la sécurité du bâtiment est garantie et que les conditions de travail sont décentes, rien ne prouve que ces documents aient un rapport quelconque avec la réalité. C’est une erreur commune d’imaginer que le reste du monde fonctionne comme la Suisse et que des documents officiels y ont une valeur probante quelconque. Faute de pouvoir se fier à l’écrit, il faudrait alors déployer un réseau dense d’experts suisses, voire internationaux, qui se substitueraient aux administrations et aux bureaux d’ingénieurs locaux et qui feraient régner une sorte de loi suisse. On peut déjà imaginer la réaction du pouvoir politique local.

L’idée est donc d’autant plus généreuse qu’elle se révèle inapplicable. La mondialisation a entraîné une répartition internationale du travail où les pays pauvres réussissent à exporter vers les pays riches en maltraitant leur main d’œuvre. Ils reproduisent de la sorte le schéma du XIXe siècle durant lequel la révolution industrielle européenne a démarré, grâce à l’accumulation d’un capital prélevé sur l’exploitation de la main d’œuvre. Aujourd’hui le même démarrage intervient en Afrique et en Asie. On peut le déplorer, on ne peut le freiner en appliquant à ces pays des lois, qui ne fonctionnent que pour les pays développés. Il faut attendre d’être riche pour élaborer une politique sociale et pour construire des bâtiments qui ne s’effondrent pas. De même prélever une taxe en Suisse pour en déverser le produit dans le circuit administratif de ces pays en voie de développement ne garantit pas le bon usage de ces capitaux, mais leur dispersion dans des circuits parallèles voire criminels. Et si nous cessons d'importer du textile d'entreprises d'exploitation des travailleurs, ceux-ci seront licenciés et mourront de faim.

En résumé, cette initiative conforterait notre bonne conscience, mais elle ne changerait rien aux conditions de travail des personnes à protéger. Telle est la leçon de l’histoire : chaque peuple a le destin qu’il mérite. La petite Suisse ne peut pas diffuser son ordre social, son bien-être, ses institutions, son génie politique dans le vaste monde. Cela adviendra, mais dans quelques siècles puisqu’il nous en a fallu sept pour y arriver.

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