Certains esprits généreux protestent sournoisement contre le traitement de faveur accordé aux touristes européens à Katmandou. Face au séisme, tous les hommes sont de fait inégaux, en fonction de leur passeport. De même, prendre un vol Beyrouth-Zurich est une formalité pour un Suisse et une impossibilité pour un Syrien. La sécurité, l’emploi, la santé, même la vie, peuvent dépendre de la possession de quelques feuilles de papier. Selon l’Etat auquel on appartient, on peut aller jusqu’à en vivre ou en mourir. Mais quelle est donc cette définition de l’Etat tout-puissant, de ce monstre froid qui nourrit les siens aux dépens des autres?
Le roi de France Louis XIV est le seul qui a osé dire: "L'État, c'est moi". Personnellement je ne m'y serais jamais risqué. D'ailleurs, à partir de Louis XVI, plus personne n'a répété cette phrase téméraire, conseillère de complots douteux à tous ceux qui pensent du mal de l'État et qui songent à le supprimer. Un seul cou à couper, celui du roi, c'est vite fait. Aujourd'hui, l'État se veut anonyme avant tout et les fonctionnaires se gardent bien de proclamer: "L'État, c'est nous". Le précepte premier d'un fonctionnaire consiste à ne jamais annoncer son identité. Serviteur subreptice d'une ténébreuse entité, il abdique le réflexe le plus élémentaire d'un être humain, le désir d'exister. Car même si l'État est devenu une hydre à cent mille têtes, les citoyens exaspérés pourraient tout de même finir par les couper toutes. C’est déjà arrivé plusieurs fois. Cela s’appelle une révolution.
Parfois, lassé de cet anonymat suspect, le discours du pouvoir politique en vient à proclamer: "L'État, c'est vous." …Vous, c'est-à-dire les citoyens. Pas d’État sans citoyens, laisse-t-on entendre. En Suisse, le peuple a toujours raison. Il décide selon son bon plaisir, comme Louis XIV. Le Parlement n’est qu’un rouage poussif, transmettant tant bien que mal à l’administration les caprices des citoyens lessivés par le truchement de notables prétendument éclairés. Et si cela tourne mal, les citoyens mécontents d’eux-mêmes n’en viendront tout de même pas à se trancher la gorge. L’Etat helvétique est assuré d’une stabilité totale parce qu’il n’a aucune identité décelable.
En pratique, c'est l'inverse: quand il est sans État, un individu ne vaut rien. Par exemple, le requérant d’asile souffre d'une maladie administrative incurable, le déficit de papiers. Or, les papiers définissent l'homme, l'installent dans l'existence et l'y maintiennent. Sans appartenance à un État, l'individu n'a pas de papiers, donc pas d'identité, donc pas d’existence. Pas question d’invoquer les Droits de l’homme au sujet d’un être inexistant.
En principe, on perçoit les papiers d'identité de l'État sur le territoire duquel l'on naît. Ou bien de l'État auquel appartiennent les parents. Cela dépend des États. Certains comme la France visent le plus grand nombre de citoyens. D'autres, comme la Suisse, le moins possible. A chaque citoyen supplémentaire la France s’imagine qu’elle se renforce, alors que la Suisse sait qu’elle s’affaiblit. Tantôt, on vous attribue donc une nationalité que vous ne convoitez pas. Tantôt, on vous empêche d'acquérir celle que vous souhaitez.
C’est une loterie, une vexation, un aplatissement de l’être humain. Mais depuis le début de la Révolution industrielle, on n’a rien trouvé de mieux pour préserver les privilèges des citoyens de pays développés. En Suisse, le bateau est prétendument déjà plein, tandis que les radeaux pneumatiques vraiment surchargés coulent en Méditerranée. C’est la règle, c’est la loi, les noyés n’ont jamais un bon passeport.
Cela mène à une conclusion fonctionnelle. Comme la Suisse sera tout de même obligée d’accepter quelques réfugiés, pourquoi ne pas en profiter à l’instar de Malte? Si nous vendions des passeports suisses, le marché du Moyen Orient pousserait les prix très haut. Le bénéfice serait intégralement réparti entre l’AVS et les cantons. Cette proposition, munie d’interprétations adéquates, a toutes les chances de passer, y compris devant le peuple.
