Très souvent en politique, les débats s’enferrent dans des complications telles que la plupart des parlementaires ne parviennent plus à démêler le vrai du faux. Ils finissent par se ranger à la consigne de leur parti, elle-même prise en fonction de raisons soigneusement occultées. Ainsi, toute complication signale une manipulation. Exemple : la lutte contre le tabagisme que l’on se garde bien de mener à son terme.
Au début des années 2000, on a discuté mollement au parlement de la taxe sur le tabac, que certains idéalistes voulaient porter à un niveau dissuasif pour diminuer drastiquement sa consommation. En tant que ministre des finances, Kaspar Viliger s’y opposa résolument en expliquant qu’une diminution de la consommation entrainerait une réduction du produit de la taxe, soit 2.3 milliards de CHF actuellement. Or celle-ci finance l’AVS. Dès lors, il fallait et il faut toujours que certains fument pour que d’autres jouissent d’une pension complète.
C’était tout d’abord oublier que l’AVS ne dépend du tabac qu’en toute petite proportion (6%). Ensuite le ministre feignait d’ignorer une règle paradoxale de l’économie du tabac : à taxe croissante, la consommation diminue, mais moins que la taxe. Si le prix augmente de 20%, la consommation ne baisse que de 10%. Dès lors, l’Etat ne touche pas moins mais plus, ainsi que les producteurs à toutes les étapes de la fabrication.
Par ailleurs les fabricants sont tenus de verser une taxe à la Société coopérative pour promouvoir la culture du tabac en Suisse. Ces 15 millions de francs permettent annuellement de soutenir les quelques 350 agriculteurs qui cultivent le tabac dans notre pays. Et un montant identique est versé au Fonds de prévention du tabagisme. Donc fumer signifie deux résultats contradictoires : soutenir les producteurs nationaux de tabac et lutter contre le tabagisme.
Plus de 9'000 personnes meurent prématurément chaque année en Suisse des conséquences du tabagisme. Cela représente environ 25 décès par jour. Ce que les statistiques ne disent pas, c’est le coût de ces morts prématurées en termes de soins médicaux et de perte de jours de travail. Mais ce qu’elles ne disent pas davantage, ce sont les économies réalisées de la sorte par l’AVS. Celle-ci est en déséquilibre par suite de la croissance de l’espérance de vie. En résumé, fumer devient une cause nationale : cette pratique alimente les pensions, réduit la charge de celles-ci, soutient les paysans et entretient même un fonds pour éviter que l’on fume trop. Bref, c’est comme dans le cochon : tout est bon.
Quand l’Etat fait compliqué, c’est donc qu’il a des raisons, qu’il ne peut énoncer. Si c’était simple, cela deviendrait insoutenable. Mais dans le système actuel les opposants sont désarmés : qui oserait promouvoir une Suisse où l’on ne fumerait plus du tout ? Car dans le discours du pouvoir, cela deviendrait un pays avec des pensions diminuées, des agriculteurs ruinés, des services de pneumologie désertés, des parts de marché perdues pour les pharma, des multinationales du tabac en train de délocaliser leurs quartiers généraux et même un service de prévention du tabagisme fermé. Grâce au système existant, ceux qui fument ne meurent pas en vain.
On se demande s’il ne faudrait-il pas les subventionner, ériger un monument aux morts pour l’AVS, libéraliser la publicité, décréter une Journée nationale de la cigarette, donner des cours de fumette dans les écoles. Car trop d’idéal tue l’idéal. C’est comme le tabac. Fumer tue certes, mais pour de juste causes.
