La vieillesse est une maladie incurable

L’enfance

Je suis née en 1943 – pendant la deuxième guerre mondiale – à Tientsin (aujourd’hui Tian-Djin) au Nord de la Chine, la quatrième plus grande ville du pays, à 120 km de Pékin.

La Chine était pratiquement colonisée par des puissances européennes – puis pendant la guerre, par le Japon.

C’est ce qu’on appelait la Chine des concessions. Nous vivions dans la concession française et mon père était avocat. Nous avions une grande maison et du personnel de maison chinois. Les Japonais nous considéraient comme des alliés des Allemands et, ainsi, ne nous confisquèrent pas nos biens. Nos amis anglais et américains furent envoyés au “country club“ transformé en camp de concentration. On pouvait leur rendre visite quand on voulait et leur apporter à manger. Les expats européens étaient tous amis entre eux et la guerre n’y changea rien. Les Allemands hissaient la croix gammée sur leurs maisons et les Britanniques, le Union Jack. Tous continuaient à jouer au bridge et au golf ensemble. Les femmes tricotaient des chaussettes pour leurs soldats au front – même si ce n’était pas le même front.

En 1945, les japonais anéantis rentrèrent chez eux et Mao Tse Toung commença à rassembler ses troupes pour faire la révolution et expulser tous les étrangers. Il était alors inspiré et conseillé par les Russes. Tchang Kai Chek, qui défendait les intérêts des Occidentaux, fut vaincu en 1949, après d’âpres batailles. Il faut savoir que l’âge moyen de mortalité pour un Chinois à l’ époque était 29 ans. Ils étaient traités comme des esclaves dans leur propre pays. Il n’est donc en rien surprenant qu’ils se soient révoltés.

Nous étions planqués dans la cave du consulat de France. Je jouais avec les autres enfants, inconsciente de la bataille qui se jouait. Le bruit des canons ne me faisait pas peur. Maman me lisait des contes de fée et me parlait de la Russie. J’avais la nationalité française, mais ne parlais que le russe, l’ anglais et le chinois.

Un jour, de jeunes soldats faméliques nous sortirent de la cave avec des baïonnettes. Mao avait gagné et nous, il fallait qu’on parte tout de suite sans rien emporter. Les Français avaient l’option d’aller en Indochine. Un paquebot nous attendait dans les eaux internationales. Jusque là, il fallait ramer. Donc, les hommes ramaient et les femmes pleuraient.

Moi, je ne comprenais pas grand chose. Mon grand-père agitait un mouchoir sur le rivage. On ne l’avait pas laissé partir. Il avait été professeur de marxisme-léninisme à Moscou et était citoyen soviétique, donc allié des Chinois. Il fallait qu’il reste pour enseigner le Marxisme aux jeunes Chinois.

Puis nous arrivâmes à Saïgon. Il faisait très chaud. Nous étions entassés à quatre dans une petite chambre. Mes parents, mon petit frère et moi.

Mon père devait gagner l’argent nécessaire pour nous permettre de rentrer en France. Il lui a fallu un an. Il fut nommé conseiller juridique du Haut Commissaire. Maman s’occupait de son bébé et moi j’ étais livrée à moi-même, enfermée la plupart du temps, car les Vietnamiens faisaient la guerre aux Français et il était dangereux de sortir.

Jusque là, j’avais été une petite fille joyeuse et confiante dans la vie. A Saïgon, tout a changé.

J’avais six ans. Une nounou qui parlait chinois venait me garder quand mes parents sortaient. Elle m’expliqua que si le ciel grondait – les orages tropicaux – c’était parce que je n’étais pas sage.

J’ai commencé à voir des hommes sans jambes ou sans bras – militaires blessés pendant la guerre d’Indochine – et j’entendais dire « heureusement qu’ils ne sont pas morts ».

J’ai voulu savoir ce qu’était la mort.

Maman m’a expliqué que tout le monde mourait et qu’on ne souffrait plus. Donc la mort me paraissait un moindre mal.

A Saigon, j’ ai perdu ma confiance inébranlable en ma mère.

Un jour, elle m’emmena chez un chirurgien pour me faire enlever les végétations (la mode pour tous les enfants, à l’ époque).

Elle me dit que ce n’était rien et que je n’aurais pas mal. Pas d’anesthésie. Un masque à gaz qui me faisait voir des monstres, des tigres qui rugissaient, en même temps qu’une douleur lancinante dans tout le visage. C’était horrible.

Je ne comprenais pas pourquoi ma mère m’avait fait subir un truc pareil sans me prévenir. Je crois que je ne lui ai jamais pardonné. Saïgon a marqué pour moi la fin de l’innocence.

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