Migration et intégration(s)

Mieux lire tes yeux

Quand la bouche et le nez s’effacent, les yeux se dévoilent. Depuis que le port du masque est obligatoire dans les transports publics et (dans certains cantons) les magasins, je pratique mieux la lecture des yeux. Si le masque semble confisquer de la vue nos jolies bouches, nos dents troublantes ou trop blanches, boutons de fièvres ou herpès, crottes de nez ou nez solitaires parfois complexés, il met en scène – mieux que n’importe quel fard à paupières – nos yeux. Or, qui ignore encore que « les yeux sont le miroir de l’âme » ? Même certains experts scientifiques, portés vers moins de poétique, rapportent que nos yeux seraient la partie la plus sincère du visage. Alors pourquoi regretter si amèrement les sourires forcés, parfois hypocrites ou trop souvent absents ? Il paraît même que nos langues auraient besoin de vin pour se délier, selon l’adage in vino veritas. Mais – bonne nouvelle ! – si l’âme se cache au fond des yeux, la vérité peut aussi se passer de vin et s’exprimer sans paroles.

Analpha…bête ?

Avec l’aide du masque, se pourrait-il que je devienne un peu moins bête, en apprenant à lire les yeux ? Car bien qu’ils soient des livres ouverts, il n’est pas toujours aisé de les lire. Pour apprendre l’alphabet des yeux, je commence alors par le B.a.-ba : les yeux convertis au smartphone, hypnotisés par sa lumière qui éclaire notre siècle ; les yeux grands, petits ; les yeux bleus, noirs, bruns, verts, de toutes les couleurs ; les yeux fermés, ouverts ; les yeux mouillés ou lubrifiés d’on ne sait quel désir ; les yeux cash et ceux qui jouent à cache-cache ; les yeux à lunettes pour la vue, pour le soleil ou pour la frime…

Une fois l’alphabet plus ou moins intégré mais pas en intégral, j’en arrive au stade des regards qui sont comme des phrases, des idées ou des suggestions. Je vois des regards hagards, avides ou vides, des regards inquiets, d’autres muets, certains interrogateurs, indiscrets, indifférents, stressés, fuyants, mais plus d’un éteint. Je vois aussi des regards pétillants ou allumés, mais trop rares sont ceux enflammés d’un feu rare.

Migration surprise

Début juillet : petit exercice de lecture des yeux.  « Surprise », c’est le titre du magazine que tient dans sa main une dame assise au milieu de la foule et que j’aperçois en sortant de la gare de Berne. Cette dame que j’ai l’habitude de voir et à qui j’achète parfois le magazine, porte maintenant le masque. Et là, pour la première fois, je suis surprise et prise sur le vif par son regard qui me plonge dans un tourbillon de détresse indescriptible… désarmée de son sourire, elle n’a plus que les yeux pour convaincre. Alors je me demande si c’est juste la première fois que je vois ce regard qu’un sourire aurait pu effacer ou tout simplement l’humeur du moment affectée par des inquiétudes que j’ignore. Le corps de cette dame qui vient probablement de loin tangue parfois à mesure du flot humain qui traverse la gare sans un regard. Ce magazine de rue “Surprise” vendu par des personnes sans-abri, réfugiées ou sans emploi se vendra-t-il assez ce jour-là ? En tout cas, depuis ce jour-là, son regard m’a replongée dans l’histoire d’un petit roman écrit par des yeux. Ces yeux, il y a trois ans de cela, me racontaient leur « mort aux yeux bleus » : une histoire de migrations.

Mort aux yeux bleus ?

Il y a trois ans, l’ami de 91 ans, ancien ingénieur à la brillante carrière, me regarde dans les yeux :

– (…) bientôt, il n’y aura plus de yeux bleus !

– Ah bon ? mais pourquoi ? lui dis-je

– Et bien parce qu’avec tous ces mélanges et métissages…les blonds aux yeux bleus disparaîtront !

Bouche-bée, je n’ai pas de réplique, car je vois son intelligence habituellement si brillante le quitter d’un coup, comme un éclair violent dans un ciel bleu sans nuages : étrange ! Plus tard, je me dis que je ne devrais pas lui en vouloir, car à 91 ans il n’a pas eu le privilège de suivre des cours adaptés aux sciences actuelles : biologie, philosophie, histoire de l’humanité etc… En tout cas, je peux affirmer avec certitude que, biologiquement, les peaux qui contiennent beaucoup de mélanine et les yeux noirs ne causeront pas l’extinction des yeux bleus et des peaux à la mélanine rare.

                                        

Entre deux mondes…enfin !

Fin juillet : petite séance de repos pour mes yeux. En me promenant dans les rues de Genève, j’arrive à hauteur du 47 boulevard Carl-Vogt. Je découvre un autre regard. Il a été dessiné par Bayram Bayro au Café-Galerie « Ailleurs ». Je m’arrête attirée par ce regard inconnu et je décide de m’asseoir en face pour mieux le voir. Je me sens ailleurs, là où, en face de moi, il n’y a ni couleurs de peau ni couleurs des yeux. Bayram Bayro qui, durant le confinement, a dessiné plus d’une vingtaine de petits chefs-d’œuvre, m’apprend que je suis en train de faire la connaissance de son tableau intitulé « Entre deux mondes ».

Même si j’entends encore des gens me décrire ce qu’ils ou elles voient : « il est trop beau », « elle est trop belle », « il est trop moche » etc…Je rêve d’un jour où l’on dira, en voyant quelqu’un : « mais quelle belle âme ! ».

Bref, je regarde la carte des glaces portant le nom de différentes planètes :

– Alors vous avez choisis ?

– Oui, ce sera…

 

 

Sources et informations complémentaires :

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