Migration et intégration(s)

Ni une tour ni une cathédrale (Acte premier)

À Paris, une cathédrale s’effondre. Je m’interroge. Tout à coup quelqu’un frappe à ma porte. Sans prévenir : Aimé Césaire ! Lui et ses airs aimés. Lui, fantomatique. Il luit, là, et franchit à l’instant le seuil de ma porte, celle des souvenirs. En ce lundi de Pâques, j’assiste surprise à la résurrection de ses quelques vers : « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel ».

Hélène – Parler de Négritude, n’est-ce pas un peu risqué ou déplacé de nos jours ? Ce terme si difficile à comprendre et souvent galvaudé ne génère-t-il pas l’incompréhension ? Et d’ailleurs en quoi cela permet-il de questionner la notion d’identité ou de définir ce qu’est le commun qui permet le vivre-ensemble ou encore de parler d’universalité ?

Aimé – La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie. C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire.

Hélène – Ah oui l’histoire…Si seulement on pouvait comprendre le passé pour vivre le présent, bien plus urgent. Nos économies mondialisées et la globalisation c’est aussi toute une histoire ! Peut-on d’ailleurs imaginer que l’esclavage, la colonisation ou les génocides n’aient pas influencé et construit nos sociétés actuelles ? Ce patrimoine commun devrait faire comprendre ce qui a été construit mais aussi détruit. Sinon comment abolir les rapports de forces inégalitaires au sein de nos propres sociétés et de par le monde ? Comment saisir la notion d’universalité et sa portée actuelle ?

Aimé – La Négritude a été une révolte contre l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion d’universel à ses propres dimensions, autrement dit, à penser l’universel à partir de ses seuls postulats et à travers ses catégories propres.

Hélène – Aujourd’hui, nous souffrons encore d’une certaine culture bâtie sur la base de préjugés. À mon avis, les véritables stigmates de l’histoire ne sont ni les ruines ni les musées, mais les plaies morales, psychologiques, politiques et institutionnelles qui ont traversé des générations et qu’il faut réparer si on veut construire un avenir et une paix commune…Un grand pan de notre humanité est encore à terre et il est faut la remettre debout.

Aimé – En vérité, lors de mon discours sur la Négritude en 1987, ce n’était pas la Négritude qui faisait question. Ce qui faisait question, c’était le racisme.

Hélène – Aïe le racisme, voilà un autre mot qui fait peur. Quelle en est sa cause ? D’ailleurs n’a-t-il pas servi au capitalisme de l’époque ? En 1791, un député du nom de Barnave avait fait une déclaration assez choquante devant l’Assemblée nationale française.

Aimé – Après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 août 1791, Barnave avait déclaré : « En raison de l’effrayante disproportion qui existe entre le nombre de Blancs (33 000) et celui des esclaves (450 000), il faut pour contenir ceux-ci que le moyen moral vienne à l’appui de la faiblesse des moyens physiques. Ce moyen moral est dans l’opinion qui met une distance immense entre l’homme noir et l’homme blanc. C’est dans cette opinion qu’est le maintien du régime des colonies et la base de leur tranquillité. (…) Ce régime est absurde, mais il est établi et on ne peut y toucher brusquement sans entraîner le plus grand désordre ; ce régime est oppressif, mais il fait exister en France plusieurs millions d’hommes (…). »

Hélène – Et aujourd’hui, quelle est cette distance entre les êtres humains qui continue à servir les intérêts du capitalisme néolibéral actuel ?… Bref, restons positifs, et si on demandait à Maurice Zundel, homme d’église et mystique fribourgeois, ce qu’il a dit sur le progrès de l’humanité vers la fin des années 1960 ?

Maurice – La civilisation européenne est dans une impasse. Comme son exportation américaine, parce que, dans son ensemble, elle est restée fermée à l’expérience mystique. C’est essentiellement une civilisation du discours, peut-être héritée des sophistes grecs. Nous parlons notre vie mais ce sont nos instincts qui la vivent.

Hélène – Que faire ?  

Maurice – Toutes les morales, toutes les religions sont superflues si nous ne commençons pas par nous mettre nous-même en question.

Hélène – Une démarche individuelle est donc nécessaire. Mais comment agir collectivement que ce soit à l’église ou ailleurs ?

Maurice – Pour moi, la messe c’est cela : rassembler tout l’univers, récapituler toute l’histoire, ressusciter tous les morts, voir tous les personnages de l’histoire, connus ou inconnus, comme des visages qui vont se grouper autour de l’autel, qui vont peut-être sortir des ténèbres, qui vont accéder à la lumière, qui vont entrer dans le royaume de l’Amour du fait que notre cœur s’ouvre pour les accueillir et les entraîne avec nous vers le Seigneur qui est leur Sauveur comme il est le nôtre. Il me semble impossible de vivre la messe sans la vivre dans l’universalité.

Aimé – L’universel, oui, non pas par négation, mais comme approfondissement de notre propre singularité.

Hélène – « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel ». Qu’y a-t-il de plus universel et de plus humain que nos corps et nos esprits qui, à la mort, retourneront – et peu importe notre statut – dans cette « chair rouge du sol » et cette « chair ardente du ciel » ?

 

 

Sources bibliographiques:

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