Nul besoin d’épiloguer sur les bien- et méfaits de la communication politique. Les mots et les gestes reflètent les idées que l’on exprime, voire permettent de transmettre les messages que l’on formule. L’Europe communautaire ne fait pas exception à la règle, tant elle s’est dotée d’un vocabulaire qu’elle n’a cessé de développer depuis qu’elle existe. Mettant dès ses débuts l’accent sur la paix, elle s’est forgée un langage économique, mais aussi politique et culturel qui la caractérise plus que toute autre institution. Marché intérieur, libre concurrence non faussée, principe de l’unanimité, approfondissement, élargissement, programmes Erasmus ou compétences partagées, voilà quelques exemples d’un glossaire que tout Européen connaît sur le bout des doigts.
N’échappant pas à l’évolution de l’actualité, la parole de l’Union européenne s’adapte en toute logique aux défis du temps présent. Il en a toujours été ainsi et cela sera encore longtemps le cas. Toutefois, à ne pas y prendre garde, l’Europe pourrait tomber dans un nouveau narratif, tout aussi dissonant que ne l’est ce mot aux accents purement descriptifs et faussement neutres. Alors que les grands discours d’antan sont passés de mode, l’histoire de l’Europe se raconte désormais au fil des faits et des événements qui l’entourent et l’influencent. En lieu et place de grandes déclarations visionnaires, l’heure est aux récits qui, ni plus ni moins, sous couvert de consensus et « d’objectivité », dissimulent un appauvrissement intellectuel de la pensée européenne.
Aujourd’hui, il faut faire vite, clair, court, trash et si possible avec un minimum de signes. Tel par exemple ce communicant bon chic, bon genre qui, devant un public tout acquis à sa cause grâce à sa dextérité, à son savoir-faire et à sa tchatche, vous explique, sans coup férir, que l’histoire de l’intégration européenne se compose de deux périodes : l’une de 1945 à 2022, l’autre à partir de 2022. Son explication est limpide : jusqu’au 24 février de cette année, l’Europe n’avait jamais connu de guerre sur son territoire, alors qu’elle vient de renouer avec elle en Ukraine. Ça sonne bien, sauf que c’est complètement crétin. C’est d’autant plus grave que de tels propos passent sous silence les victimes du conflit dans les Balkans dont le nombre s’élèverait, selon certaines estimations, à 200 000 morts. À la vaine recherche d’une quelconque circonstance atténuante attribuée à ce vénéré spécialiste en histoire contemporaine, certes adolescent à l’époque et dorénavant âgé de moins de quarante ans, nul argument ne vient à l’esprit pour excuser sa profonde méconnaissance d’un passé qui ne date que de la fin du siècle dernier !
Que ces paroles soient tenues en quelque cercle restreint, n’aurait presque rien d’inquiétant en soi. Mais qu’elles aient été prononcées à l’occasion de la grand-messe suisse allemande de la politique européenne l’est beaucoup plus. Fidèle à la parole pseudo-européenne de Winston Churchill du 19 septembre 1946 dans l’Aula de l’Université de Zurich, let Europe arise!, l’Europa Forum de Lucerne a en effet placé cette année son curseur à l’endroit désiré par la Suisse officielle. Celle qui, plus économique que politique, se veut bien-pensante. Le modèle britannique continue de faire ses ravages, Berne plaide pour des Bilatérales III et se félicite des performances oratoires de certains invités qui, triés sur le volet, nonobstant le contenu même erroné de leur speech – il faut bien parler l’anglais ! -, utilisent à bon escient ce narratif européen qu’il convient de dénoncer, tant qu’il est encore temps.
Cela concerne aussi l’Ukraine. Si la condamnation de l’agression russe doit rester unanime, elle ne saurait servir de prétexte à ceux qui veulent construire une autre Europe. Tel est le cas du président polonais Andrzej Duda qui réinterprète à sa guise les valeurs communes de l’Union européenne. Devant un public partiellement médusé, composé entre autres de quelques-uns de ses compatriotes, il n’a pas manqué de souligner le 25 novembre dernier l’exemplarité morale de son pays. Mettant à profit un excellent symposium, organisé de main de maître, la veille de la clôture du programme de « Kaunas 2022, capitale européenne de la culture », par l’Université lituanienne Vytautas Magnus, il s’est fait l’apôtre d’une Europe dont la seule identité reposerait sur son héritage chrétien. Alors que ce débat polémique avait trouvé une issue lors de l’adoption de la Charte des droits fondamentaux de l’UE et, plus tard, à l’occasion de la rédaction du traité établissant une constitution pour l’Europe, Varsovie s’approprie une forme de narration, non seulement pour s’en prendre à raison au pouvoir malfaisant de Poutine, mais aussi et surtout à tort pour se dédouaner de toutes les atteintes que la Pologne ne cesse de porter contre la presse, la justice et la cause féminine.
Les dérives de ce nouveau narratif européen atteignent un degré de perversité qu’il ne faudrait pas sous-estimer. Avec pour mots d’ordre la modernité, la flexibilité, l’adaptabilité ou la réactivité, quelques décideurs ou acteurs européens écrivent, voire réécrivent une nouvelle page de l’histoire de la construction européenne qui ne présente que très peu, voire aucun dénominateur commun avec ce qu’elle est et saurait devenir. Qu’il faille s’en émouvoir, n’est plus suffisant en soi. Pour que l’UE se débarrasse de ce mal qui la ronge de l’intérieur, le temps est venu non seulement d’en prendre conscience, mais aussi de renouer avec un discours historique, culturel et humaniste de l’Europe qui a fait, fait et continuera de faire sa raison d’être !