Politique européenne

Changer le logiciel européen de la Suisse

Dans une récente interview, Gilles Grin, le Directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, dressait un bilan sans nuance. À son avis, le système d’exploitation de la politique européenne suisse est arrivé à son terme. Son constat est d’autant plus justifié qu’il décrit à la perfection un état des lieux déplorable à mettre au passif d’une approche typiquement helvétique sans grand lendemain.

L’enterrement lugubre de l’accord-cadre ne laisse plus planer le moindre doute. Passé le temps des oraisons funèbres, voilà venu celui de changer la pièce maîtresse de la politique européenne suisse, à savoir son logiciel. Alors que la Confédération demeure retranchée derrière sa mentalité du réduit, elle est désormais contrainte à assumer la responsabilité d’un échec qu’elle a consciemment orchestré. Beaucoup plus coupable que victime, elle est allée, en toute connaissance de cause, au bout de sa propre logique, dont l’issue ne pouvait être qu’une impasse.

Toujours persuadée que l’Union européenne doit la remercier pour ses efforts et son engagement européens, la Suisse n’a pas compris que Bruxelles ne lui est redevable de rien. Metteuse en scène d’un psychodrame tournant au parfait vaudeville, la Confédération menace l’UE avec le non-versement du milliard de cohésion d’un montant d’1, 302 milliard de francs suisses, à l’heure où les vingt-sept ont adopté en juillet dernier un plan de relance de 750 milliards d’euros. Ici, comme ailleurs, Berne se comporte comme un enfant gâté qui n’a pour unique souci que de recevoir sans jamais vouloir partager. Son sempiternel rappel à la souveraineté nationale ne lui sert alors que d’appareil idéologique d’État pour, syndicats y compris, refuser toute forme de solidarité européenne.

De même, l’attachement du Conseil fédéral à la voie bilatérale ne doit rien au hasard. Sachant que celle-ci satisfait pleinement ses intérêts, la Suisse y tient comme à la prunelle de ses yeux. Ne voulant surtout pas aller au-delà, elle trouve mille et un artifices rhétoriques pour ne voir dans l’accord-cadre qu’une remise en cause du statu quo qu’elle veut préserver à tout prix. C’était là le message que Karin Keller-Sutter avait adressé dès l’énoncé des résultats de la votation du 27 septembre 2020 sur la limitation de l’immigration. Malheureusement, seuls quelques rares et fins limiers de même que connaisseurs de la chose européenne avaient compris et perçu le sens et le contenu de cette déclaration alambiquée.

Comme si de rien n’était, la Suisse a continué de développer sa phraséologie. Truffée d’un verbiage technico-juridique, souvent incompréhensible pour le commun des mortels, celle-ci n’a que trop conforté le camp des adversaires de l’accord institutionnel. Avec pour défaut de ne présenter la politique européenne que sous l’aspect des lois, des règlements et des verdicts, les nombreux spécialistes suisses du droit européen sont devenus, consciemment ou pas, les alliés objectifs des fossoyeurs de la relation entre la Confédération et l’UE. Convaincus de détenir le monopole sur la matière européenne, ils ont préparé le terrain de l’échec des négociations entre Berne et Bruxelles. Parce que ne s’appuyant que trop souvent sur les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, ils propagent ipso facto une vision faussée de l’UE.

La mainmise des juristes sur la politique présage toujours un déficit démocratique. Bien que les dispositions constitutionnelles n’aient pas été requises, comment ne pas s’interroger sur l’absence de tout processus référendaire lors du débat sur l’accord-cadre ? N’aurait-on pas pu le soumettre au peuple ? Et pourquoi ne pas l’avoir fait ou envisagé plus tôt ? Comment alors se féliciter d’avoir le régime le plus proche de ses citoyens au monde, alors que l’on refuse de faire appel à eux pour prendre des décisions cruciales concernant l’avenir de leur pays ? Cela relève au mieux de la politique politicienne, au pire d’un cynisme auquel de nombreux acteurs suisses ont prêté leur concours depuis près de trois ans.

Cette part de cynisme se retrouve aussi dans l’autosatisfaction proclamée d’avoir organisé dix-huit scrutins sur l’Europe depuis 1972. À force de se bomber le torse, on oublie l’essentiel.  Les principales votations sur l’ancrage suisse en Europe, et notamment celle du 6 décembre 1992, ont fermé la porte d’accès de la Confédération à l’UE. De fait, sur ces dix-huit référendums ou initiatives, une douzaine d’entre eux sont d’ une moindre importance. Un logiciel performant de la politique européenne suisse aurait immédiatement relevé cette anomalie. Mais, comme il n’existe pas, cette ineptie intellectuelle continue de faire ses ravages, non seulement au sein des enceintes parlementaires, mais aussi dans d’autres instances, telles que la presse ou l’université. Malheureusement, les antidotes pour y faire face ne se comptent toujours que sur les doigts d’une seule main !

 

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