Politique européenne

Méconnaissance voulue ou pas

Dans une récente chronique publiée par la presse alémanique, le géopolitiste zurichois Michael Hermann s’est félicité du choix stratégique des socialistes suisses. À son avis, parce qu’ayant refusé la troisième voie que le Labour et le SPD avaient adoptée lors de la publication du « papier Blair-Schröder » en 1999, le PSS s’est mieux débrouillé que ne l’ont fait ses partis frères anglais et allemand. De plus, il ne subirait plus l’influence des syndicats. « P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non », aurait-on tendance à lui rétorquer ! D’autant qu’à la lecture du débat sur l’accord-cadre, l’observateur aguerri se laisserait plutôt persuader du contraire.  Mais bref, tout compte fait, chacun est libre d’avoir son propre jugement.

En revanche, les quelques lignes qui concluent son article du 30 avril dernier ne laissent plus planer le moindre doute sur ses lacunes européennes. En effet, Michael Hermann insinue que les sociaux-démocrates français seraient tombés dans le piège d’un « encroûtement syndical ». Plus encore, ceux-ci auraient trop longtemps succombé à cet enracinement typiquement social-démocrate de même qu’à une politique purement « matérialiste » qui les aurait empêchés de s’implanter dans les « nouveaux milieux ». C’est là bien mal connaître la trajectoire du socialisme et de la gauche française.

En opposition avec la longue tradition travailliste en Grande-Bretagne et celle de la social-démocratie allemande, scandinave voire belge, les socialistes français n’ont jamais représenté à eux seuls les travailleurs depuis le Congrès de Tours en décembre 1920. Au plus tard, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, voire déjà à l’époque du Front Populaire en 1936, ils ont progressivement perdu leur emprise sur le monde ouvrier. Durant près de six décennies, le parti communiste français (PCF) incarnait, avec l’appui de la Confédération Générale du Travail (CGT), la classe ouvrière. Quant à l’affirmation selon laquelle, les socialistes français ne se seraient jamais ouverts aux « nouveaux milieux », elle ne tient pas la route. En effet, le PS du Congrès d’Epinay, créé il y a cinquante ans de cela, a réuni autour de lui jusqu’en 2012 « les forces vives » de la société française.

Laissons aux spécialistes de l’histoire sociale et syndicale française le soin de poursuivre cette leçon dont ce géopolitiste n’a apparemment pas retenu le moindre mot. Non qu’il soit opportun de lui jeter la pierre, mais de s’interroger sur la connaissance outre-Sarine de la France et de son passé lointain ou rapproché. À l’inverse, celui de l’Allemagne et du monde germanique demeure également méconnu en Romandie. Pas sûr que la séparation du pays en 1949 et l’existence de la RDA restent en mémoire de beaucoup de Romands !

Bien qu’humaine par nature, l’erreur ne pardonne pas. N’épargnant nul d’entre nous, et même les chroniqueurs les plus réputés, elle influence négativement un public non averti. Involontaires ou non, ces informations inexactes risquent d’être reprises par un plus grand monde. Parfois fruit d’une certaine maladresse ou d’une quelconque désinvolture, elles sont au contraire souvent employées en toute connaissance de cause. Non seulement pour justifier un point de vue, mais aussi pour semer le doute auprès de celles et ceux qui les reçoivent. Ce ne sont pas des fake news à la mode des réseaux sociaux, mais des instruments déstabilisateurs auxquels trop peu de personnes prêtent attention.

Que dire par exemple de l’affirmation de la presse dominicale, selon laquelle « …François Mitterrand [aurait] été le père nourricier du Front national », alors que le parti lepéniste a obtenu son premier succès en 1983 à Dreux, grâce au concours de la droite et du RPR de l’époque ? Que penser de la parole d’Éric Zemmour sur CNEWS qui, se joignant à l’avis des conservateurs et nationalistes allemands, considère que l’euro aurait été le prix à payer pour la réunification du 3 octobre 1990 ? Faut-il lui rappeler que le principe de l’instauration de la monnaie unique fut décidé d’un commun accord par les douze chefs d’État et de gouvernement lors du sommet de Madrid des 26 et 27 juin 1989, soit plus de quatre mois avant l’effondrement du Mur de Berlin ?

La méconnaissance est devenue une redoutable arme politique, sournoise et dangereuse pour nos démocraties. Certains, à l’exemple de Michael Hermann, l’utilisent sans le savoir, d’autres, comme Zemmour, s’en servent pour arriver à leurs fins. Forts de leur assise médiatique, ils sont les porte-parole d’une dérive à laquelle trop de personnes se sont désormais habituées. Le moment n’est-il pas venu de mettre en garde les premiers et de dénoncer les seconds ?

 

 

 

 

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