Politique européenne

L’Europe prise au piège du bourbier turc

Au gré de l’actualité, un nouveau mot politique a fait son apparition, celui de « sofagate ». Né de l’indélicatesse voulue du président Recep Tayyip Erdoğan d’asseoir Ursula von der Leyen sur un canapé, il est devenu synonyme de goujaterie et plus encore d’humiliation diplomatique. Jamais Charles Michel n’aurait dû accepter de prendre place, en sa qualité de président du Conseil européen, à côté du numéro un turc. Complice volontaire ou non d’un faux-pas protocolaire, il s’est quelque peu ridiculisé, à l’heure même où le maître d’Ankara a réussi à ridiculiser l’Union européenne.

Cette dernière n’a toutefois qu’à s’en prendre à elle-même. Elle mène un jeu dangereux avec la Turquie. Prise à son propre piège de n’avoir pas su reconnaître il y a quinze ans le danger que pourrait représenter pour elle la présidence du chef de l’AKP, elle hésite désormais d’une part entre la condamnation des atteintes aux droits de l’homme et (surtout) de la femme et d’autre part l’octroi d’un chèque de plusieurs milliards d’euros pour éviter que des migrants, notamment syriens, ne franchissent ses frontières extérieures. Cette forme de realpolitik a son prix que l’UE a de plus en plus de difficultés morales et stratégiques à payer et à admettre.

Ses principaux pays membres ont trop longtemps fermé les yeux. Ils ont laissé faire et permis au parti islamiste de prendre le contrôle des communautés turques présentes sur le territoire européen. À l’heureuse exception de la Suisse, celles-ci constituent de très grandes réserves électorales que le président Erdoğan sait au mieux utiliser lors de scrutins de plus en plus serrés sur le plan national. Là aussi, l’Union européenne semble fort démunie et fait preuve d’une dangereuse frilosité qui n’est pas à son honneur.

L’Europe a mal à la Turquie. Alors qu’Ankara la fait tourner en bourrique, elle ne sait pas sur quel pied danser. Consciente de l’imprévisibilité et des facéties du leader turc, elle s’arc-boute derrière l’avis de la très grande majorité des Européens qui refuse toute adhésion de ce pays à l’espace communautaire. Bien que légitime et compréhensible à la fois, cette attitude réfractaire ne laisse entrevoir aucune lueur d’espoir à plus long terme. Pire encore, elle conforte un statu quo qui ne peut que réjouir les dirigeants d’Ankara. Elle a pour seul impact de ne rien changer à un ordre existant qui, à y regarder de plus près, ne fait que renforcer l’autorité d’un régime déjà très autoritaire.

Pur aveu de faiblesse, il n’existe à ce jour aucune solution européenne pour se sortir du bourbier turc. L’UE se trouve dans une impasse qu’elle a construite. Il ne lui reste plus qu’à rebrousser chemin et à imaginer une autre feuille de route qu’elle a refusé de suivre jusqu’à présent. Par conséquent, elle doit se montrer plus vigilante, interdire et poursuivre l’organisation des « Loups gris » sur son territoire et fermer ses portes à tout investissement turc qui pourrait faire les affaires d’Ankara.

Cela concerne aussi le financement d’établissements religieux. Certaines associations turques, proches de l’AKP, utilisent au mieux les lois en vigueur pour obtenir des subventions publiques. Bénéficiant de la naïveté, voire de la complicité de certains élus, ils peuvent arriver à leurs fins. Ainsi, la nouvelle maire écologiste de Strasbourg a failli se couvrir de ridicule si l’État et d’autres forces politiques en présence n’avaient pas fait pression sur elle pour annuler une aide financière prévue pour la construction de la plus grande mosquée établie sur le sol européen. Un peu de jugeote lui aurait été de bon conseil, d’autant que la Turquie vient de se retirer de « la Convention d’Istanbul », destinée à lutter « contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique ».

Le moment est venu pour l’UE de renouer avec les forces démocratiques, laïques, progressistes et pro-européennes de la Turquie. L’élection en 2019 du nouveau maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, issu des rangs du Parti républicain du peuple (CHP), fut le premier signe avant-coureur d’un changement politique auquel la Commission de Bruxelles doit contribuer plus qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. Par conséquent, elle ne devrait plus réitérer les fautes politiques qu’elle a commises entre 2005 et 2008. Les démocrates turcs attendent beaucoup d’elle. À elle de ne pas les décevoir et de se montrer à la hauteur des ses propres ambitions. Mais pour les assouvir, faudrait-il encore que l’UE règle ses problèmes d’exécutif et n’ait à sa tête qu’un-e- seul-e- président-e-, condition sine qua non pour éviter tout nouveau « sofagate » !

 

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