Politique européenne

La gauche ségrégationniste

La boutade pourrait prêter à sourire. Mais ne serait-ce pas là un rire jaune qui frôle l’absurde et la dérision ? Quelle place accorder aux métis dans une réunion de Blancs ou de Noirs ? N’auraient-ils le droit que de s’exprimer à moitié ou que celui de prononcer des principales sans subordonnées ou des subordonnées sans principales ?  Faute de mieux, pourquoi ne pas se référer alors à l’humour juif et à cet élève qui, apprenant le talmud, est obligé de reconnaître que tout homme blanc tombant d’une cheminée est devenu noir !

Avec sa « gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec et [ses] cheveux aux quatre vents », Georges Moustaki était un excellent chanteur-compositeur. Mais qu’il ait été français, grec ou égyptien, tout le monde s’en fichait. Tout autant que l’on se moquait éperdument de la couleur de peau d’un joueur de football auquel on ne demandait qu’à marquer un but pour son équipe préférée. Le combat antiraciste était celui pour l’égalité entre les hommes. Il était celui qui n’admettait pas que l’on « touche à son pote », celui enfin qui refusait toute séparation entre les personnes d’origines différentes, entre les races, car les races n’existent pas.

Aujourd’hui, les thèses racistes sont de retour. Pour faire bien, voilà qu’elles se nomment racialisées. Ça sonne mieux, comme le troisième âge pour les vieux ou les non-voyants pour les aveugles ! La différence est sémantique, mais pas politique. Le résultat est le même : le racisme à l’envers reste du racisme. Et quant à trier les personnes selon la couleur, cela s’appelle de l’apartheid !

Mais qu’est-il arrivé à cette gauche d’aujourd’hui pour trahir celle d’hier ? Quitte à être l’homme du passé, il vaut mieux ne pas être celui du passif. De ce passif qui choie la discrimination, la séparation, la concurrence et la rivalité. Aux confins de l’acceptable, ces racialistes reproduisent les valeurs du néolibéralisme : celles du chacun pour soi, celles de l’affrontement et de la supériorité de l’un par rapport à l’autre.

La logique est implacable. N’a le droit d’être des nôtres que celui qui nous est identique. N’a le droit de s’exprimer que celui qui parle comme nous. N’a le droit de traduire que celui qui est blanc pour les Blancs, noir pour les Noirs et asiatique pour les Asiatiques. Quid de Mozart ? N’aurait-on le droit de l’écouter que si l’on est franc-maçon ?  Interdiction pour les Blancs d’aimer Duke Ellington ou refus absolu de publier Léopold Sédar Senghor ou Aimé Césaire dans une maison d’édition dirigée par un Blanc ou une Blanche ?

Que dire alors d’Albert Camus ?  Qu’il s’agit d’un auteur colonialiste avec une mère ayant exercé un métier typiquement colonial, à savoir femme de ménage ? Les exemples ne manquent pas et les débris de cette pensée ridicule se ramassent à la pelle. La droite n’en attendait pas tant. Elle se frotte les mains, elle qui naguère, et souvent avec raison, fut attaquée pour son racisme. Mais voilà que celui-ci vient de changer de camp au plus grand dam de celles et ceux qui se sont toujours battus pour l’universalisme.

Pain béni pour l’extrême droite, cette résurgence maléfique de l’ethnocentrisme la conforte dans sa mainmise idéologique. Trop heureuse de profiter d’une gauche en déshérence, elle combat le racisme antiblanc, reprend à son compte la lutte antireligieuse, à condition qu’elle ne concerne que les musulmans, et vient en aide aux personnes désignées par la vindicte communautariste. Tout y est : alors que la gauche verse dans l’exclusion identitaire, ses adversaires politiques s’en donnent à cœur joie pour défendre les « braves gens », « les gens du peuple » ou autres « oubliés de la société ». Invraisemblable il y a encore quelques années, cet incroyable retournement de situation n’est pas le fruit du hasard, mais la conséquence plus ou moins directe d’une contagion intellectuelle venue tout droit des États-Unis.

Alors que la gauche européenne s’est toujours opposée au modèle américain, elle épouse désormais quelques-unes de ses pratiques ségrégationnistes. Traversée par l’une des crises les plus graves de son histoire, elle pense se sauver par une pirouette culturelle dont, tôt ou tard, elle sera l’une des principales victimes. Grand mal lui fasse, car, faute d’avoir su reconnaître à temps les symptômes de cette dérive, elle payera au prix fort son infidélité aux valeurs qui jadis ont fait sa grandeur.

 

 

 

 

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