Politique européenne

Le nouveau schisme de la gauche européenne

À l’heure de la commémoration du centième anniversaire des Congrès de Tours et de Livourne qui, en décembre 1920 et janvier 1921, scellèrent la scission entre les socialistes et communistes français et italiens, la gauche européenne se trouve dans l’une des crises les plus dramatiques de son histoire. À quelques rares exceptions près, elle est au bord d’un abîme plus idéologique qu’électoral. Éloignée des débats théoriques qui naguère, malgré quelques excès, faisaient sa force, elle est menacée par un nouveau schisme auquel elle ne s’était pas préparée. Si les affrontements entre marxistes-léninistes et menchéviques ne font plus recette, d’autres les ont remplacés. Peut-être moins virulents dans leur forme, ils ne le sont pas moins sur le fond.

Aujourd’hui deux gauches s’opposent l’une à l’autre. Tout aussi irréconciliables que ne l’étaient les communistes et les socialistes, elles divergent dans leurs croyances, sans être pour le moins unies dans leur essence. Si l’une puise sa pensée dans les Lumières et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’autre trouve ses sources d’inspiration dans un différentialisme anti-égalitaire. Alors que la première est universaliste, la seconde est communautariste. En ce sens, celle-ci refuse en amont « l’utilité commune des distinctions sociales ». Non seulement, elle les nourrit, mais elle les cultive pour prêcher un modèle de société discriminatoire, où chaque individu se distingue par les différences qui le séparent de son prochain.

Revendiquant souvent « un droit à la différence », la gauche communautariste reprend, consciemment ou non, une notion dont la nouvelle droite s’était revendiquée dès les années septante. Faisant fi d’une approche historique et dialectique de l’engagement contre les inégalités, elle perçoit son avenir dans l’addition de revendications sectorielles et plus encore identitaires. En toute logique, elle privilégie alors l’origine aux dépens d’une prise de conscience sociale et culturelle. Insistant sur le genre, la religion ou la race, elle épouse les schémas politiques d’une gauche américaine qui est toujours restée minoritaire au cours de sa longue et très infructueuse histoire.

Aujourd’hui, le vent en poupe, la gauche communautariste contribue à alimenter la crise de la gauche universaliste. Par crainte de perdre la bataille des idées, celle-ci se recroqueville sur elle-même et n’ose même plus afficher ses valeurs qui ont fait sa fierté. Elle s’accommode de tout, se tait et accepte ce qu’elle ne devrait pas accepter. Elle tombe grossièrement dans le piège que les communautaristes lui ont tendu et se conforme à une pensée dominante qui, en fin de compte, n’arrange que les dominants.

Prise dans le tourbillon d’une écriture post-coloniale, inclusive et aussi ridicule que politiquement correcte, elle s’incline et se soumet. Elle n’a plus le courage de ses opinions, alors que plus que jamais elle devrait l’avoir. Ses bastions intellectuels sont en danger et elle assiste sans broncher au détricotage de son capital culturel et social. Accusée de ne pas défendre les minorités, la gauche universaliste n’a d’autre réponse que de rester fidèle à son combat pour l’égalité, à savoir pour sa lutte contre tout ce qui peut opposer l’un à l’autre, l’homme à la femme, le noir au blanc, celui qui croit à celui qui ne croit pas.

Plus que jamais, cette gauche universaliste, digne du nom dont elle se réclame, n’a que pour seule planche de salut de se révolter contre son ennemie de l’intérieur. Appelée à fourbir ses armes contre d’inimaginables dérives auxquelles elle n’avait jamais songé, elle n’a pas d’autre choix que de reprendre le flambeau d’un débat d’idées qu’elle a lamentablement délaissé au profit de ses adversaires. Son terrain demeure le social, mais aussi la laïcité. Respectueuse plus que nulle autre de la liberté religieuse, celle-ci ne confond pas le pouvoir politique avec le pouvoir religieux. Elle permet en revanche de s’ouvrir à d’autres croyances, à condition toutefois que ces mêmes croyances ne dictent pas sous couvert de tolérance l’intolérable, la soumission des êtres à la loi de Dieu, de Vishnu ou d’Allah.

Comme Léon Blum l’avait naguère fait avec les conditions de Grigori Zinoviev, les universalistes de gauche doivent désormais refuser les conditions posées par une gauche de communautaristes qui, en pleine confusion idéologique, est prête à pactiser avec de nouvelles formes d’obscurantisme que la gauche humaniste et universelle a sans cesse récusées. La bataille s’annonce difficile et n’est pas gagnée d’avance. Elle mérite néanmoins d’être menée pour la noblesse de la cause, mais plus encore pour un modèle de société européen qui a toujours préféré unir que diviser.

 

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