Au-delà des péripéties de l’actualité quotidienne, la pensée politique s’inscrit dans ce « temps long » que l’historien Fernand Braudel avait décrit, dès 1949, dans sa thèse sur la Méditerranée. Cette même approche permet désormais d’appréhender la crise intellectuelle qu’une France mal à l’aise est en train de subir. Gagnée par un sentiment de peur, elle ne se rend pas compte de cette autre peur qu’elle pourrait susciter, à plus ou moins brève échéance, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières.
Dans une récente enquête, réalisée conjointement, en liaison avec le CEVIPOF et Le Monde, par l’Institut Montaigne, d’obédience de droite, et la Fondation Jean Jaurès, proche des socialistes, une majorité de Français exprimait non seulement sa crainte de l’avenir, mais aussi son envie de protection et de sécurité que seul un État fort serait en mesure de lui octroyer. En retrait d’une image plus ouverte de la société française, plus de 50% des personnes interrogées souhaitent même le rétablissement de la peine de mort, un pourcentage jamais atteint depuis son abolition par le président François Mitterrand en 1981.
Ce renversement de tendance n’est pas à prendre à la légère. Il reflète une défiance des Français à l’encontre d’une société dans laquelle ils refusent de se reconnaître. Traditionnellement critiques à gauche comme à droite à l’égard du libéralisme économique, ils s’opposent désormais au libéralisme philosophique. Alors que la première de ces attitudes paraît légitime, la seconde ne l’est pas. Les Français sont aujourd’hui, plus que jamais, prêts à franchir le pas de l’illibéralisme. Pris dans l’engrenage de la dialectique entre la liberté et la sécurité, ils privilégient de loin la dernière nommée.
Répudiant le premier mot de la devise de leur République, ils soutiennent de nouvelles formes de protestation qui, dans un salmigondis idéologique sans précédent, pourraient compter comme principale victime leur propre liberté. Déjà perçu lors du mouvement des « gilets jaunes », aux relents beaucoup plus réactionnaires que révolutionnaires, le désamour des Français pour les institutions démocratiques traduit l’anti-intellectualisme d’une France qui perd une part de ce qui lui a toujours valu sa fierté, à savoir sa culture.
En position défensive, elle se contente alors d’attitudes hostiles, se livre à des théories plus ou moins loufoques, applique des recettes démenties par la recherche scientifique, voire s’identifie à des mots propices pour « ensauvager » des lieux et territoires qu’elle ne maîtrise plus. La parole est donnée à ceux qui crient le plus fort, et non à ceux qui savent le mieux la contrôler. Le raisonnement n’a alors plus de raison d’être, car l’être n’a plus de raison de raisonner. Par conséquent, l’intellectuel n’est autre que l’ennemi numéro un d’une France qui ne pense plus, tant la pensée demeure suspecte d’être l’apanage d’une élite, immédiatement accusée de ne pas tenir compte de l’avis des gens. Sauf que personne ne sait précisément de quoi ces gens sont faits, en quoi ils sont plus légitimes que d’autres et ce qu’ils représentent au juste. Pas plus que dans d’autres pays, la France n’est d’ailleurs pas composée que de gens bien, nonobstant que ces « gens bien » le sont parfois beaucoup moins que certains veulent bien le dire !
Obsédée par l’idée du déclin, la France semble souvent entreprendre le contraire de ce qu’il faudrait qu’elle fasse pour l’enrayer. Oubliant que sa force réside dans ce qui la distingue positivement des autres États, elle renonce à rester fidèle à elle-même. Terre d’accueil, elle n’accueille plus ; emblème de l’égalité, elle creuse les différences et confond dorénavant le séparatisme, qui ne la guette pas, avec le communautarisme qui la menace. De manière éhontée, elle abandonne la lutte pour la laïcité, tolère ce que cette dernière n’aurait jamais dû tolérer et tombe dans le piège d’un discours creux et insipide du localisme territorial et de l’idéologie de la proximité.
Aujourd’hui, la grandeur de la France ne se mesure plus à l’échelle du gaullisme, tant ce dernier s’évapore à l’heure du cinquantième anniversaire de la mort du Général. Le pays pourrait toutefois renouer avec son passé, à condition d’appliquer à l’intérieur des frontières nationales ce que sa politique étrangère et européenne réussit à imposer à l’extérieur de son territoire, à savoir un esprit d’ouverture, de dialogue, de paix, de respect et de culture. Mais la France d’aujourd’hui n’en prend pas le chemin !