Politique européenne

Le postcolonialisme: à jeter aux orties!

Dans une interview publiée récemment par la presse suisse allemande, la jeune historienne bâloise Tanja Hammel considère que « le mot postcolonialisme ne signifie pas que le colonialisme appartient au passé, mais que nous vivons dans une époque, où il existe de nombreuses répercussions du colonialisme, dans la culture, l’économie, la science et la politique ». Cela démontre, poursuit-elle, « à quel point l’histoire coloniale demeure présente ». Soit ! L’argument est imparable et ne peut pas être contredit. Idem pour toutes ces autres lapalissades qui feraient de l’histoire européenne de ce début du 21e siècle celle de la post-guerre froide, de la France le pays du post- gaullisme, de l’Espagne démocratique l’expression du post-franquisme, de l’Italie la péninsule de l’ère post-mussolinienne ou du post-berlusconisme, voire de la Suisse l’espace du post-Sonderbund. Tout cela est vrai, mais ne présente, en somme, que très peu d’intérêt. À ne vouloir qu’enfoncer des portes ouvertes, le débat tourne rapidement court. Les comparaisons sont de plus en plus hasardeuses, voire illégitimes et favorisent l’affirmation d’un relativisme historique dont il faudrait se prémunir au plus vite. À titre d’exemple, aucun Allemand ou observateur de l’Allemagne n’ose sérieusement prétendre que le passé colonial du Reich a laissé plus de traces que ne l’a fait la division du pays en deux États. Il suffit pour cela de se rendre à Berlin, où le Mur reste beaucoup plus gravé dans les esprits que ne le sont les troupes coloniales allemandes qui ont rebroussé chemin après la défaite de la Première Guerre mondiale.

Les élèves disciplinés de l’école postcoloniale commettent deux erreurs impardonnables pour tout historien digne de ce nom. Ils ne tiennent ni compte de la contextualisation, ni de la complexité de leur matière. Prisonniers d’un schéma idéologique préconçu, ils sont dans l’incapacité intellectuelle de resituer et d’analyser les événements dans leur dimension conjoncturelle et structurelle. Par conséquent, ils ne possèdent guère d’outils critiques pour différencier entre eux les éléments qu’ils étudient. Pire encore, ils font du colonialisme un bloc monolithique, alors qu’il ne l’a jamais été. Celui-ci ne se décline pas au singulier, mais au pluriel. D’une signification autre pour les Anglais et les Hollandais que pour les Belges ou les Français, il répondait à des logiques nationales et économiques qui variaient selon les États colonialistes.  À l’exemple de la France, il se distinguait même d’une région à une autre, de l’Indochine à l’Afrique du Nord, voire au sein même du Maghreb, l’Algérie et le Maroc ayant vécu sous des statuts différents. Et quitte à pousser la réflexion jusqu’à son paroxysme, il n’y aurait jamais eu de revue plus postcoloniale que le Nouvel Observateur – aujourd’hui « l’Obs » -, nombre de ses meilleures plumes et son fondateur Jean Daniel ayant été de parfaits colons français !

Se réclamant souvent de gauche, ou plutôt d’une certaine gauche, les disciples du postcolonialisme oublient plusieurs ouvrages de référence. Qu’ils soient signés de Rosa Luxemburg ou de Lénine, pour qui l’impérialisme fut le stade suprême du capitalisme, ils avaient, nonobstant leurs défauts politiques, pour avantage de décrire l’internationalisation du capitalisme financier. Ils offraient alors une nouvelle dimension qui dépassait de loin le seul cadre national ou a fortiori colonial. Pourrissant désormais au fin fond d’une étagère de bibliothèque ou partiellement contredits par l’histoire, ils n’en demeurent pas moins des lectures de base auxquelles les « postcolonialistes » n’accordent plus ou n’ont jamais accordé la moindre importance.

Petits télégraphistes d’une école capitaliste américaine et anglo-saxonne, ceux-ci raisonnent en termes simplement ou vaguement économiques et culturels. Ils oublient notamment la dimension territoriale et belliciste du colonialisme qui fut prédominante durant la très grande partie de son existence. Seules les grandes puissances de l’époque pouvaient se prévaloir d’une politique de possession ou d’annexion à laquelle leurs forces militaires et maritimes prêtaient main forte. Condition sine qua non du succès des expéditions, elles ne pouvaient qu’être financées que par des États qui en avaient les moyens. Tel n’était pas le cas de la Suisse, dont la pauvreté de ses deniers durant les trois-quarts du 19e siècle ne lui permettait pas, même si elle l’avait voulu, de participer activement au colonialisme. Quoique quelques-unes de ses familles les plus aisées aient contribué d’une quelconque façon à l’exploitation éhontée de pays et de populations oppressés, la Suisse n’a jamais été un pays colonialiste. Par conséquent, elle n’est pas redevable d’un passé qu’elle n’a pas à endosser. En revanche, elle l’est pour avoir géré et protégé par la suite la fortune cachée de quelques dirigeants post-coloniaux, dictateurs africains en tête.

Peut-être plus qu’ailleurs, nombre des intellectuels ou responsables politiques suisses épousent les thèses postcoloniales. Certains sont même de l’avis que le projet européen est l’exemple par excellence du postcolonialisme. Sauf que le Royaume-Uni, notamment pour préserver son empire, avait refusé de s’y associer en 1951 et que la décolonisation belge ou française a notamment eu lieu après la signature et l’entrée en vigueur des traités de la CECA et de Rome. Mais ce n’est là qu’un petit détail pour ces historiens, tant ils ne sont plus à une erreur historique près et que leur histoire est à jeter au plus vite aux orties.

 

 

 

 

 

 

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