Le 5 mai dernier, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a rendu son verdict sur le programme d’achats d’actifs lancé par la Banque centrale européenne. À ses yeux, la BCE aurait outrepassé ses compétences, d’autant que le gouvernement et le parlement allemands auraient dû, à temps, s’opposer à ce programme de rachats.
Si les juristes et les économistes sont les mieux placés pour se prononcer sur le bien-fondé de cet arrêt, il appartient à la politique de leur rappeler certaines règles. La séparation des pouvoirs permet certes à la justice de limiter le champ du politique, mais non de dicter sa loi à l’exécutif. La démocratie repose sur un principe simple, selon lequel le législatif légifère, l’exécutif exécute et le judiciaire juge. Ce qui vaut pour tous les pays démocratiques vaut aussi pour l’Europe. C’est pourquoi Jean Monnet avait créé lors de la signature du traité de la CECA le 18 avril 1951 un cadre institutionnel composé d’une Assemblée commune, qui par la suite devait donner naissance au Parlement européen, la Haute Autorité et Conseil spécial des Ministres, une Cour de justice et un Comité consultatif qui, en 2002, s’est transformé en Comité économique et social européen.
Fidèle à l’esprit supranational qui a guidé son action, Jean Monnet serait aujourd’hui outré par la tournure des événements européens. L’ingérence de tribunaux nationaux dans les affaires intérieures de l’Europe l’aurait non seulement exaspéré au plus haut point, mais l’aurait aussi conforté dans sa conviction intime que ce sont les nations et non leurs citoyens qui demeurent les plus grands ennemis de l’intégration européenne. Karlsruhe vient cruellement de nous rappeler ses craintes.
L’arrêt du 5 mai dernier n’est autre qu’un acte nationaliste allemand. Pris par un quarteron de magistrats, pour paraphraser le Général de Gaulle, il est juridiquement légal, mais politiquement illégitime. Rendu public à l’heure conjointe où la Banque centrale européenne injecte des milliards pour sauver l’économie des pays de la zone euro et à celle de l’accord très fragile de Berlin de renoncer à son sacro-saint équilibre budgétaire, ce jugement est un coup de poignard volontairement porté par la Cour constitutionnelle allemande dans le dos de la solidarité européenne.
Prononcé suite à la requête déposée par plusieurs eurosceptiques, parmi lesquels l’on retrouve aux avant-postes l’avocat et ancien député bavarois Peter Gauweiler, dont les accointances avec la nouvelle droite ne sont plus un secret pour personne, il traduit une très inquiétante influence du droit allemand sur la politique européenne. Signal préoccupant à l’aube de la présidence allemande de l’UE, qui débutera le 1er juillet de cette année, il nuit de surcroît à la réputation du gouvernement de Madame Merkel et de son Ministre des Affaires étrangères, le social-démocrate Heiko Maas. De même, il met dans l’embarras la nouvelle Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen qui, après son entrée en fonction où elle n’a guère brillé ni par sa ténacité, ni par sa témérité, pourrait bien faire preuve d’autorité en menaçant son pays de représailles.
Ce jugement est une mauvaise affaire pour la République fédérale d’Allemagne, mais plus encore pour l’Europe. Accédant à la requête des eurosceptiques allemands, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe vient d’apporter de l’eau au moulin de toutes celles et ceux qui, à l’intérieur et hors des frontières de la RFA, ont pour seul objectif d’asséner le coup de grâce à l’Union européenne. Mais à vouloir crier victoire trop tôt, ils pourraient vite déchanter. Obligée de réagir, la chancelière a plaidé pour une intégration plus rapide de la politique économique européenne, n’excluant même pas une révision des traités. Reprenant à son compte une vielle demande française, elle contredirait là ses juges constitutionnels qui, en rendant leur verdict, auraient obtenu un résultat inversement proportionnel à celui qui souhaitaient atteindre. Toutefois, la prudence est de mise, car les marges de manœuvre d’Angela Merkel demeurent limitées pour, selon ses propres paroles tenues devant le Bundestag, « restreindre le conflit » opposant Karlsruhe, Berlin et la Banque centrale européenne de Francfort.
Au-delà de l’objet même de son contenu, la décision du 5 mai dernier pose une question de fond qui est restée trop longtemps sans réponse. Notamment en République fédérale d’Allemagne, mais aussi à l’exemple des relations Suisse/Europe, la judiciarisation de la politique européenne constitue le pire service que l’on peut apporter à l’Europe. Parce que ne se référant plus qu’aux arrêts des instances juridiques nationales ou communautaires, les juristes spécialistes de l’Europe font alors non seulement preuve d’une arrogance déplacée à l’encontre des historiens, des politistes et des politiques, mais aussi portent préjudice à celles et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont les héritiers de Jean Monnet. Qu’ils siègent à Karlsruhe ou autre part, le temps est certainement venu, non de leur faire entendre raison, car ils n’en sont pas capables, mais de leur rappeler que l’Europe sera politique ou ne sera pas !