D’un professeur en « Études européennes », on aurait pu s’attendre à un autre discours. Notamment en Suisse, où les eurosceptiques salivent de plaisir à savoir l’Union européenne traverser l’une des plus graves crises de son histoire. On les imagine déjà, leur visage dégoulinant de joie, mais aussi de mauvaise foi; on devine déjà leur sourire, l’air triomphant fêtant l’enterrement de l’UE, célébré, faute de combattants, dans le cercle le plus restreint d’une famille en pleine décomposition.
Attention, danger : l’Europe peut disparaître. Non pour avoir été trop présente, mais au contraire trop absente, lorsqu’il aurait fallu qu’elle soit là. Le signal d’alarme lancé le 28 mars 2020 par l’ancien président de la Commission européenne Jacques Delors n’est pas à prendre à la légère. N’ayant jamais été véritablement remplacé à son poste par une personnalité digne de son niveau, de son héritage, de sa clairvoyance et de sa vision, il demeure la référence de ce que l’Europe a été, aurait dû être et n’a jamais plus été depuis son départ de Bruxelles le 31 décembre 1994.
L’Union européenne est en situation de danger mortel parce qu’elle n’a pas su imposer l’autorité politique qui lui revient. Elle a toujours cherché les compromis a minima, mais n’a jamais essayé de sortir par le haut des crises qu’elle a subies. Après celle du système bancaire de 2008, elle s’est engouffrée dans un verbiage purement monétaire, à l’image de son piètre président de la Commission de l’époque, José Manuel Barroso, qui désormais se prélasse dans les couloirs calfeutrés de la trop célèbre Banque Goldman Sachs. Quant à la crise de la monnaie unique, elle ne fut résolue in extremis qu’un matin de juillet 2015, lorsque François Hollande a signé sa seule et donc plus belle victoire européenne. Évitant de justesse que la Grèce soit éjectée comme une malpropre de la zone euro, il a tué dans l’œuf cet inarrêtable processus qui aurait fait de la devise européenne le symbole même de la division entre les pays riches et les pays pauvres de l’Europe.
Désormais, c’est bis repetita ! Ou du moins, cela pourrait l’être. Avec à leur tête les Pays-Bas et l’Allemagne, les pays du Nord refusent toujours de témoigner la moindre solidarité envers ceux du Sud. Prisonniers de leur carcan idéologique, ils récusent non seulement les eurobonds pour éponger les dettes gigantesques que la crise sanitaire ne manquera pas de provoquer, mais aussi préfèrent risquer la survie de l’Union européenne pour le bien de leurs intérêts financiers et nationalistes. Dotés d’un égoïsme sans limites, ils se permettent de sonner le tocsin chez eux, pour mieux s’affranchir de leur responsabilité envers les autres. À la limite du cynisme politique, Angela Merkel compare la situation actuelle à celle de 1945, oubliant qu’à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne ne se serait jamais relevée de ses cendres sans le soutien massif des pays qui l’avaient heureusement vaincue. Aujourd’hui, plus Mutti que jamais, elle rassure ses concitoyens comme une mère poule sait le faire avec ses enfants. Sauf que l’Union européenne n’a pas besoin d’une recette à l’ancienne, mais d’une nouvelle intelligence qui redonne un projet politique à l’Europe.
Il faut le dire tout net : si Amsterdam, Berlin ou Helsinki imposent leur diktat à l’Union européenne, celle-ci ne s’en relèvera pas. Elle sera condamnée pour ne pas avoir appliqué à elle-même le principe de solidarité dont elle est issue. Aujourd’hui, sa chance réside non dans ce qu’elle a été ces dernières années, mais dans ce qu’elle pourrait être à l’avenir. Elle doit avoir le courage de sauter par-dessus son ombre, de se libérer de l’étreinte financière et économique qui l’a trop longtemps muselée, de rédiger au plus vite un nouveau traité et de donner envie à tous ces citoyens déçus qui, pour nombre d’entre eux, ne se reconnaissent plus dans l’Europe dont ils ont tant rêvé.
Ce courage européen sera aussi celui de celles et ceux qui veulent la faire avancer. Par exemple, en pénalisant très sévèrement des pays comme la Hongrie qui aujourd’hui démontrent que, fidèles à leur tradition historique, ils préfèrent le totalitarisme à la démocratie. En contradiction parfaite avec les valeurs européennes, ils n’ont plus rien à faire au sein de l’UE. Parce que les textes en vigueur ne permettent malheureusement pas de les exclure, celle-ci doit prendre, sans plus attendre, des sanctions drastiques sous la forme d’arrêts immédiats des versements de subventions et d’aides structurelles, sachant que Budapest et Varsovie comptent parmi les principaux bénéficiaires nets du budget européen. Là aussi, quelques États, qualifiés désormais de « frugaux », risquent de faire la fine bouche. Mais l’heure n’est plus à la compassion, la récré d’un élargissement tous azimuts étant désormais terminée. Alors que depuis plus de deux ans, Emmanuel Macron et d’autres se heurtent au nein d’Angela Merkel, à leur tour aujourd’hui de lui dire non ! Les rafistolages franco-allemands de dernière minute ont vécu, ceux des affrontements productifs entre Berlin et Paris devant maintenant prendre le relais pour donner à l’Europe ce qui lui manque cruellement : des idées !