Politique européenne

L’européanisation de la vie politique suisse

L’anecdote a presque valeur de symbole. Sur le bandeau des émissions en continu de France 24, la chaîne française d’information internationale, défilait le texte suivant : « Genève : la Suisse élit un nouveau parlement ». Dans la plus pure tradition de l’ignorance géographique française, la Suisse était, une fois de plus, réduite à sa plus petite expression genevoise. Que le Parlement fédéral puisse se trouver à Berne n’avait même pas effleuré l’esprit de la rédaction de cette télévision made in France.

Cela ne présente d’ailleurs que peu d’intérêt, à l’exception toutefois de la faible couverture que la presse étrangère et européenne a accordée aux élections suisses. Non par ostracisme helvétique, mais par souci pour la chose politique, le scrutin de dimanche dernier appelle pourtant plusieurs analyses qui dépassent le cadre du « commentaire à chaud ».

Nonobstant les sondages helvétiques qui, loin de la précision légendaire que se sont forgée les Suisses, avaient largement sous-estimé la vague écologiste, les enseignements de ce dimanche électoral ne se résument pas aux seuls succès des Verts et des Vert’libéraux. Qu’elle l’admette ou non, la Suisse s’est européanisée en ce 20 octobre 2019. Elle a épousé les grandes tendances qui dessinent le paysage politique de nombreux pays membres de l’UE. Touchée, comme d’autres auparavant, par la tectonique des plaques politiques, elle assiste à une remise en cause d’un système qu’elle croyait immuable à très long terme. C’est pourquoi la fragmentation partisane suisse est très comparable avec celle qui a touché ses voisins depuis le début de la décennie.

Tôt ou tard, les écologistes auront leur siège au Conseil fédéral. Comme c’est ou fut le cas dans de nombreux États environnants, ils feront partie du gouvernement national et devront porter la responsabilité collégiale des décisions prises à Berne. Ne pouvant plus s’affranchir d’une quelconque attitude oppositionnelle, ils endosseront leur rôle de gouvernants. Cette nouvelle charge constituera pour eux à la fois une chance et un danger. Ainsi, une nouvelle opportunité s’offre à eux, si l’on se réfère à l’exemple allemand du Bade-Wurtemberg, où les Verts dirigent un Land aux performances économiques remarquables. Mais le risque n’est pas exclu, si l’on prend la France avec la démission spectaculaire de Nicolas Hulot qui, il y a plus d’un an, avait dressé un constat d’échec.

Particularité suisse certes, la cohabitation entre les deux formations vertes pourrait aussi révéler les contradictions d’une pensée aux contours encore très fluctuants. Pour survivre à plus long terme, les écologistes devront alors s’affirmer sur d’autres fronts et non se cantonner dans une lutte, aussi sincère que simplificatrice, pour la protection du climat. Parce que soumis aux rapports de force dialectiques entre la politique et l’économie, l’environnement ne se déploie pas dans un espace uniforme et unidimensionnel. Face à des Verts fortement ancrés à gauche, les Vert’liberaux font figure de néolibéraux qu’un jus de pomme bio ou quelques déplacements en limousine électrique n’octroient aucun passe-droit social et progressiste. Tôt ou tard, ces deux partis se retrouveront chacun des deux côtés de l’échiquier politique, tant les choix de société ne s’opèrent pas seulement sur des critères écologiques. Là aussi, l’Europe politique nous apporte son lot d’expériences, le groupe des Verts européens éprouvant toujours des difficultés pour surmonter ses divergences internes et définir une ligne de conduite commune au sein du parlement de Strasbourg.

Pourtant, c’est chez les socialistes que l’européanisation de la politique suisse se manifeste avec le plus de vigueur. Persuadé d’être protégé à tout jamais par la formule magique, le PS suisse se croyait à l’abri de la défiance électorale et idéologique qui, à part le Portugal, l’Espagne et une partie de la Scandinavie, lamine de fond en comble la social-démocratie européenne. Depuis dimanche dernier, il sait que ce n’est plus le cas. Il ne suit en cela que les tristes exemples de ses homologues du PS français, du SPD allemand et du SPÖ autrichien qui, présumés insubmersibles, n’ont cessé de perdre des électeurs depuis dix ans. Quant au parti démocrate italien, il est désormais privé du seul leader sur lequel il pouvait encore compter, Matteo Renzi ayant décidé de créer une fondation politiquement proche de la République en Marche d’Emmanuel Macron. Principaux perdants des élections au Conseil national, les socialistes ne peuvent plus faire l’impasse sur un débat en profondeur dont les limites ne s’arrêtent plus aux seules questions stratégiques auxquelles ils avaient consacré la majeure partie de leur temps. À l’image de leur position de plus en plus ambiguë sur l’Europe, ils naviguent ou dérivent entre un « social-nationalisme » à la Mélenchon et un social-libéralisme à la Schröder. François Hollande ou le manque de direction nationale du SPD n’étant ici que les symptômes précurseurs ou actuels d’une remise en cause intellectuelle à laquelle les socialistes européens ont trop longtemps refusé de s’astreindre. Idem aujourd’hui pour les socialistes suisses, avec le résultat que l’on connaît depuis dimanche dernier !

En revanche, l’européanisation de la Suisse a aussi ses limites. Surtout là où il ne faudrait pas qu’elle en ait. En effet, les élections au Conseil national s’inscrivent dans une tendance citoyenne inverse à celle amorcée à l’occasion des élections européennes de mai dernier. Alors que ces dernières avaient enregistré un regain de la participation en Europe, dépassant les 50% de votants en mai 2019, le scrutin suisse s’est soldé par un trop fort taux d’abstention. Avec un peu plus de 45% de votants, la Suisse a suivi un chemin contraire à celui des États de l’Union européenne. Elle n’a pas de quoi en être fière, d’autant qu’elle avait critiqué l’Ambassadeur de l’UE auprès de la délégation de l’UE à Berne, lorsque celui-ci s’était félicité de la mobilisation citoyenne européenne en mai dernier. Dotée d’un peu plus de civisme pour le bien de sa démocratie, la politique suisse devrait largement s’inspirer ici de ce qui se déroule hors de ses frontières, à savoir chez ses voisins et partenaires européens.

 

Information : les Études européennes de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université de Fribourg organisent un colloque international sur « la social-démocratie et l’Europe » les jeudi et vendredi 28 et 29 novembre. Pour tout renseignement, veuillez prendre contact avec Madame Marie Moulin, marie.moulin@unifr.ch .

 

 

 

 

Quitter la version mobile