Politique européenne

Brexit: la plaisanterie a assez duré

Directeur délégué de la rédaction du journal économique Les Échos, Dominique Seux ne peut pas être soupçonné d’appartenir aux altermondialistes ou autres « économistes atterrés ». De sensibilité libérale, il a défrayé la chronique de la matinale de France Inter du 10 avril dernier. Se demandant « si les Britanniques n’étaient pas en train de réaliser un coup de génie : paralyser l’Europe, leur rêve, avec l’arme absolue du Brexit permanent, du Brexit infini, du Brexit qui n’en finit pas… », il s’en est pris directement à celles et ceux qui voudraient encore laisser un délai supplémentaire aux sujets de Sa très gracieuse Majesté pour quitter l’Union européenne.

Quelques heures plus tard, bien qu’à moitié rassuré, il apprit que la Grande-Bretagne cesserait d’en être membre le 31 octobre 2019. Toutefois, le conditionnel demeure de mise, tant les vingt-sept, pour la première fois depuis le début des négociations de retrait avec Londres, dévoilaient de profonds désaccords au grand jour. Alors que certains, France en tête, favorisent un départ presque immédiat du Royaume-Uni de l’UE, d’autres, à l’image de Tusk et Merkel, plaident pour la date plus éloignée du 31 mars 2020. Bref, Dominique Seux n’avait pas tort : les Anglais viennent d’atteindre l’un de leurs premiers objectifs, à savoir lézarder le front uni des autres États membres de l’Union.

Cette fissure n’est pas à prendre à la légère. Révélatrice de conflits d’intérêts sous-jacents, elle laissera des traces à plus ou moins long terme. Opposant d’abord le président de la République française à la chancelière allemande, elle marque l’une des plus vives mésententes franco-allemandes de ces deux dernières décennies. Traditionnellement plus réformatrice que ne l’est son voisin français, la RFA fait dorénavant preuve d’une frilosité européenne qu’on ne lui avait guère connue. Jugé « nécessaire, mais pas suffisant », selon les paroles prononcées il y a quelques jours à Berne par l’ancien Commissaire européen à l’élargissement Günter Verheugen (SPD), le tandem France/Allemagne se trouve aujourd’hui dans une situation à « fronts renversés ». D’un côté Macron pousse, de l’autre Merkel freine. Influencée par une droitisation à marche forcée de la CDU et pressée par son industrie de privilégier les exportations vers la Chine, les USA ou la Grande-Bretagne, la République fédérale renonce même à respecter les engagements sur la zone euro qu’elle a pris en juin dernier lors de la rencontre au Château de Meseberg. Se rangeant dans le camp anglo-saxon, elle joue la carte du libre-échange contre celle du protectionnisme européen.

Agissant de la sorte, à quelque six semaines des élections au parlement de Strasbourg, l’Allemagne grippe le moteur européen. Bien que n’étant pas seule responsable d’un vaudeville qui n’a rien d’amusant, elle remplit aussi les pages d’une comédie qui traîne en longueur. Ouvrant la voie de la participation des Britanniques au scrutin européen de la fin mai, l’Union européenne crée, sauf événement contraire de dernière minute, un précédent politique où la légalité des décisions prises s’opposera inévitablement à leur légitimité démocratique.

Si le Royaume-Uni envoyait encore ses 73 parlementaires à Strasbourg, ceux-ci auraient le droit de voter sur la composition d’une commission qui ne débutera ses travaux que le 1er novembre 2019, soit, selon le calendrier adopté dernièrement à Bruxelles, un jour après le retour de ces députés au bercail. Ce jeu détestable du « trois petits tours et puis s’en vont » aura aussi des effets indésirables sur le choix du président de la Commission qui recueillera les voix de parlementaires qui auront rebroussé chemin vingt-quatre heures avant son entrée en fonction. Le scénario serait encore plus affligeant en cas de report de la date du Brexit. Toujours siégeant dans l’hémicycle, les 73 élus britanniques adopteront, et plus vraisemblablement torpilleront, « le cadre financier pluriannuel » de l’UE pour les années 2021 – 2027, dont ils n’ont cure et se moquent éperdument.

Depuis trois ans, le Brexit paralyse toute avancée en Europe. Désormais, faute de volonté et de courage politiques, ce feuilleton sans fin risque de s’éterniser au plus grand désespoir des pro-Européens. Déjà contestés sur leur droite par les nationalistes, ceux-ci se ne peuvent que regretter l’attitude de certains de leurs dirigeants qui nolens volens se font les acteurs d’une plaisanterie qui n’a que trop duré. Faudra-t-il alors taper sur la table et se lever de sa chaise, pour qu’elle soit vide, comme le fit naguère le général de Gaulle ? Ce n’est certes pas souhaitable, mais parfaitement envisageable !

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